Page:Bloy - Le Désespéré.djvu/69

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Et cependant, il n’était guère assuré d’un futur triomphe ! Sa pensée, fort enflammée quand elle se fixait sur son ami, redevenait singulièrement lucide et froide quand il l’abaissait sur le public contemporain. L’espérance d’un avenir moins sombre était chez lui en raison inverse de la hauteur de génie qu’il supposait et ce calcul n’allait pas sans déchirement.

Marchenoir, son aîné de quelques mois, venait d’entrer dans sa quarante et unième année, il avait publié déjà deux livres jugés de premier ordre et la gloire aux mains pleines d’or ne venait pas. Elle se prostituait dans les pissotières du journalisme.

Leverdier avait fait des démarches inouïes auprès des directeurs et rédacteurs en chef, qui se refusèrent toujours au lancement d’un écrivain dont l’indépendance révoltait leur abjection. Celui-ci, d’ailleurs, ne leur avait jamais caché son absolu dégoût. Littéralement, il les déféquait. Il laissait agir son fidèle esclave pour qu’on ne lui reprochât pas de refuser absolument de s’aider lui-même, mais il se serait fait couper tous les membres avec des cisailles de tondeur de jument et scier entre deux planches à bouteilles longtemps savonnées, par un maniaque centenaire ivre depuis trois jours, avant de consentir à une démarche personnelle en vue de recueillir, de leurs nidoreuses mains, un quartier de cette charogne archi-putréfiée dont ils sont les souteneurs et qu’ils vendent pour de la vraie gloire !

On ne pouvait raisonnablement pronostiquer un succès beaucoup plus éclatant à la nouvelle œuvre qui se préparait. Marchenoir allait toujours s’exaspérant dans sa forme déchaînée, qui rappelait l’in-