Page:Bloy - Sueur de sang.djvu/311

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Son ignorance des événements qui s’accomplissaient sous ses yeux était quelque chose de sublime. Il dormait littéralement dans la gueule ouverte du Dragon des Épouvantes, sa vie, d’ailleurs, étant à ce point transposée depuis longtemps, que les gens pratiques étaient condamnés à passer par tous les châteaux de sa fantaisie avant d’arriver au seuil de son attention. Les plus intrépides succombaient à moitié chemin.

Le bombardement qui sévissait dans le voisinage ne fut pour lui qu’un bruit importun et inexplicable que les autorités, disait-il, n’eussent pas dû permettre. L’antique piano qui occupait à lui seul un tiers de son gîte, lui masquait amplement toutes les rumeurs de bataille et le gardait mieux que tous les remparts et que tous les forts.

N’ayant plus de leçons à donner, il en profita pour travailler du matin au soir, malgré l’âpre hiver, à une œuvre gigantesque, espèce de Râmayana symphonique entrepris dans son extrême jeunesse et commencé depuis vingt-cinq ans. Cette œuvre, qu’on ne put retrouver après sa mort, s’appelait, je crois, le Silence

On n’inquiéta pas cet inoffensif qui sonnait des marches triomphales pendant que le premier peuple du monde, artères ouvertes, essayait, pour l’honneur de Dieu, de ne pas mourir. Cela, même, parut à plusieurs de l’héroïsme très pur.

Le carillonnant Pouyadou n’y pensait guère. Il