Page:Boccace - Décaméron.djvu/118

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souvent que bon nombre de gens, persuadés qu’en devenant riches ils pourraient vivre sans souci et tranquilles, non-seulement ont demandé à Dieu dans leurs prières de leur envoyer la fortune, mais n’ont reculé devant aucune fatigue, aucun péril, pour tâcher de l’acquérir ; et qu’à peine la fortune leur est venue, il s’est trouvé quelqu’un, avide de recueillir un si gros héritage, qui les a assassinés ; lesquels gens, avant d’être devenus riches, aimaient leur manière de vivre. D’autres, parvenus d’une basse extraction au rang royal, à travers mille périlleuses batailles, en répandant à flots le sang de leurs frères et de leurs amis, et croyant goûter alors le bonheur suprême, ont reconnu qu’indépendamment des soucis infinis, des terreurs dont ils virent leur nouvelle situation remplie, qu’indépendamment de la mort qui les atteignit, aux tables royales on buvait le poison dans les coupes d’or. Beaucoup, après avoir avidement souhaité la force corporelle, la beauté, ou les riches parures, ne se sont aperçu qu’ils avaient mal placé leurs désirs qu’envoyant que ces biens mêmes avaient causé leur mort, ou leur avaient attiré une existence malheureuse. Et pour ne point m’appesantir sur tous les humains désirs, j’affirme qu’il n’en est aucun qui puisse être formé par les vivants avec la pleine certitude qu’il mettra à l’abri de la fortune adverse. Pour quoi, si nous voulons agir sagement, nous devrons nous en tenir à ce que nous a donné et peut seul nous donner Celui qui, seul aussi, sait ce qu’il fait. Mais attendu que, si les hommes se trompent souvent dans la plupart de leurs désirs, vous, gracieuses dames, vous péchez surtout en un seul, à savoir en celui d’être belles, tellement que, non contentes des beautés que vous a accordées la nature, vous cherchez à les accroître par un art merveilleux, il me plaît de vous conter combien, à son grand dommage, fut belle une dame sarrazine, à laquelle il advint, en moins de quatre ans, à cause de sa beauté, de célébrer par neuf fois de nouvelles noces.

« Il y a bon temps déjà, vivait en Babylonie, un soudan nommé Beminedab, et à qui, pendant sa vie, tout réussit à souhait. Parmi ses autres nombreux enfants, mâles et femelles, il avait une fille appelée Alaciel, laquelle, au dire de quiconque l’avait vue, était la plus belle femme qui se vît au monde en ces temps-là ; et pour ce que, dans une grande défaite qu’il avait fait essuyer à une multitude d’arabes qui l’avaient attaqué, le roi de Garbe l’avait merveilleusement aidé, il lui avait, sur la demande que celui-ci lui en avait faite comme d’une grâce spéciale, donné sa fille pour épouse et après l’avoir fait monter sur un navire bien armé et bon marcheur, avec une escorte d’honneur composée d’hommes et de femmes, et lui avoir donné de nombreux et riches vê-