Page:Boccace - Décaméron.djvu/144

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très misérable, quand, se voyant déjà vieux, il lui vint le désir de savoir s’il le pouvait, ce qu’il était advenu de ses enfants. Pour quoi, se voyant entièrement changé de ce qu’il était autrefois, et se sentant, par suite d’un long travail, plus fort de sa personne que quand il demeurait oisif en son jeune âge, il quitta, très pauvre et fort mal vêtu, celui chez lequel il était longtemps resté, et s’en vint en Angleterre. Là étant allé à l’endroit où il avait laissé Perot, il le trouva maréchal et grand seigneur et le vit bien portant et robuste et beau de sa personne ; ce qui lui agréa fort ; mais il ne voulut point se faire connaître, jusqu’à ce qu’il eût su des nouvelles de la Jeannette. Pour quoi s’étant mis en chemin, il ne s’arrêta pas avant d’être arrivé à Londres : là, s’étant secrètement informé de la dame à laquelle il avait laissé sa fille et de l’état de celle-ci, il trouva la Jeannette femme du fils de cette dame, ce qui lui plut beaucoup, et il estima petite son adversité passée, puisqu’il avait trouvé ses enfants vivants et en bonne situation ; et désireux de voir sa fille, il se mit, comme un pauvre homme, à rôder autour de sa demeure. Sur quoi, Jaquet Lamiens — c’est ainsi que s’appelait le mari de la Jeannette — l’ayant un jour aperçu, et ayant compassion de lui pour ce qu’il le vit pauvre et vieux, ordonna à l’un de ses familiers de le mener à sa maison et de lui faire donner à manger pour l’amour de Dieu : ce que le familier fit volontiers. La Jeannette avait déjà eu de Jaquet plusieurs fils, dont l’aîné n’avait pas plus de huit ans, et qui étaient les plus beaux et les plus gracieux enfants du monde. Dès qu’ils virent le comte manger, ils se mirent à l’entourer et à lui faire fête, comme si, poussé par une force occulte, ils avaient compris que celui-ci était leur aïeul. Le comte reconnaissant ses petits-enfants, se mit à leur témoigner sa tendresse et à leur faire des caresses ; aussi, les enfants ne voulaient plus le quitter, bien que celui qui était commis à leur garde les appelât. Sur quoi, la Jeannette, apprenant cela, sortit d’une chambre et s’en vint là où était le comte, et menaça vivement les enfants de les battre, s’ils ne faisaient pas ce que leur maître voulait. Les enfants se mirent à pleurer et à dire qu’ils voulaient rester auprès de ce brave homme qui les aimait plus que leur maître, de quoi la dame et le comte rirent. Le comte s’était levé, non à la façon d’un père, mais comme un pauvre homme, pour faire honneur à sa fille, comme à une dame, et avait éprouvé en la voyant un merveilleux plaisir dans l’âme. Mais elle, ni en ce moment ni après, ne le reconnut, pour ce qu’il était outre mesure changé de ce qu’il était d’ordinaire, étant vieux, chauve et barbu, et maigre et bruni, et qu’il paraissait être un tout autre homme que le comte. La dame voyant que les enfants ne voulaient pas se séparer de lui, et pleu-