Page:Boccace - Décaméron.djvu/153

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familier pour accomplir sans danger pour lui l’ordre de son maître, il tira son coutelas, et saisissant la dame par le bras, il dit : « — Madame, recommandez votre âme à Dieu, car sans pousser plus avant, il vous faut mourir. — » La dame, voyant le coutelas et entendant ces paroles, dit tout épouvantée : « — Grâce, de par Dieu ; avant que de me tuer, dis-moi en quoi je t’ai offensé, que tu doives me tuer. — » « — Madame — dit le familier — vous ne m’avez offensé en rien, mais je ne sais en quoi vous avez offensé votre mari, si ce n’est qu’il m’a ordonné de vous tuer en chemin sans avoir aucune pitié de vous ; et il m’a menacé, si je ne le faisais pas, de me faire pendre par la gorge. Vous savez combien je lui suis soumis, et si je puis dire : non, quand il m’impose de faire quelque chose. Dieu sait que votre sort me fait de la peine, mais je ne puis pas autre chose. — » À quoi la dame dit en pleurant : « — Ah ! Dieu merci, tu ne voudrais pas, pour un autre, devenir le meurtrier de qui ne t’a point offensé. Dieu qui connaît tout, sait que jamais je n’ai rien fait qui me doive faire recevoir une telle récompense de mon mari. Mais laissons cela ; tu peux, si tu le veux, complaire en même temps à Dieu, à ton maître et à moi de la façon suivante : prends mes vêtements, après m’avoir donné seulement ta veste et un capuchon, et retourne avec eux vers celui qui est ton maître et le mien, et dis-lui que tu m’as tuée ; et je te jure, par mon salut que je te devrai, que je m’éloignerai, et que j’irai si loin que jamais ni lui, ni toi, ni personne en ces contrées n’aura de mes nouvelles. — » Le familier qui se disposait à contre-cœur à la tuer, se laissa facilement apitoyer ; pour quoi, ayant pris ses vêtements, il lui donna sa mauvaise veste et un capuchon, lui laissa le peu d’argent qu’elle avait, et après l’avoir priée de s’éloigner de ces contrées, il la laissa à pied dans le vallon et s’en alla vers son maître auquel il dit que non-seulement son ordre avait été exécuté, mais qu’il avait abandonné aux loups le corps de sa femme après l’avoir tuée. Bernabo, quelques temps après retourna à Gênes, où le fait ayant été su, on le blâma fortement.

« La dame, restée seule et désolée, s’en alla, dès que la nuit fut venue et en se contrefaisant le plus qu’elle pouvait, vers un petit village qui était près de là, où, ayant acheté à une vieille femme ce dont elle avait besoin, elle rajusta la veste à son dos en la raccourcissant, fit de sa chemise une paire de chausses, et se coupa les cheveux ; après quoi ayant tout à fait l’allure d’un marinier, elle s’en alla vers la mer. Elle y trouva par aventure un gentilhomme catalan, nommé segnor Encararch, lequel était descendu d’un navire à lui qui était non loin de là, à Albe, pour se rafraîchir à une fon-