Page:Boccace - Décaméron.djvu/176

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convenance, en homme sage il ne s’en ouvrait à personne, pas plus qu’il n’avait la hardiesse de le découvrir à la reine par ses regards ; et quoiqu’il vécut sans aucune espérance de devoir jamais lui plaire, cependant il se glorifiait en lui-même d’avoir placé ses pensées en haut lieu. Et comme il brûlait tout entier d’une amoureuse flamme, il s’étudiait à faire, par dessus tous ses autres compagnons, tout ce qu’il croyait devoir plaire à la reine. Pour quoi il se trouvait que la reine, devant chevaucher, montait plus volontiers son palefroi que celui d’aucun autre ; ce que, quand cela arrivait, il regardait comme une grandissime faveur ; et jamais il ne lâchait les étriers, se tenant pour heureux quand parfois il pouvait toucher ses vêtements. Mais, de même que nous voyons souvent arriver que l’amour devient d’autant plus grand que l’espérance est moindre, ainsi il advint dans le cœur de ce pauvre palefrenier ; à tel point qu’il lui était très douloureux d’être obligé de tenir son grand désir ainsi caché, comme il faisait, sans être réconforté d’aucun espoir ; aussi plus d’une fois, ne pouvant se guérir de cet amour, il résolut de mourir. Songeant à quel moyen il aurait recours, il prit le parti de s’arranger de façon que l’on vît bien qu’il mourait à cause de l’amour qu’il avait porté et qu’il portait à la reine ; et il décida que son entreprise serait telle, qu’il tenterait pour elle la fortune afin de satisfaire tout ou partie de son désir. Il ne se hasarda point à parler à la reine, ni à lui faire connaître son amour par lettre, car il savait qu’il parlerait et qu’il écrirait en vain ; mais il voulut éprouver si, par ruse, il pourrait coucher avec elle. Il n’y avait pas d’autre ruse ni d’autre voie que de trouver le moyen de parvenir jusqu’à la reine et de pénétrer dans sa chambre en se faisant passer pour le roi, lequel, il le savait, ne couchait pas toujours avec sa femme. Pour quoi, afin de voir de quelle façon le roi s’y prenait, et quel costume il avait quand il allait la voir, il se cacha à plusieurs reprises la nuit dans une grande salle du palais qui était située entre la chambre du roi et celle de la reine. Or, une nuit entre autres, il vit le roi enveloppé dans un grand manteau et tenant d’une main une lumière et de l’autre une baguette, sortir de sa chambre et aller à la chambre de la reine, et là, sans dire mot, frapper une fois ou deux à la porte avec cette baguette ; et incontinent la porte lui était ouverte et la lumière lui était enlevée des mains. Ayant donc vu cela, et ayant vu aussi le roi s’en retourner, il pensa à faire de même ; et ayant réussi à se procurer un manteau semblable à celui qu’il avait vu au roi, ainsi qu’une lumière et une petite baguette, et après s’être lavé tout d’abord en un bain chaud, afin que l’odeur de l’écurie n’incommodât pas la reine ou ne la fît s’apercevoir de la ruse, il se cacha, ainsi qu’il en avait l’habitude, dans la