Page:Boccace - Décaméron.djvu/306

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qui le remplissait d’un plaisir qu’il n’avait jamais éprouvé. Ce que voyant la jeune fille, elle commença à craindre qu’à la regarder ainsi fixement, sa rusticité ne le portât à quelque action dont elle pourrait avoir vergogne ; pour quoi, ayant appelé ses femmes, elle se leva en disant : « — Adieu, Cimon. — » À quoi Cimon répondit alors : « — J’irai avec toi. — » Et bien que la jeune fille, qui avait toujours peur de lui, refusât sa compagnie, elle ne put s’en débarrasser qu’il ne l’eût accompagnée jusqu’à sa demeure. De là, Cimon revint chez son père, affirmant qu’il ne voulait plus d’aucune façon retourner au village, à quoi son père et les siens consentirent, bien que cela leur parût fâcheux, et attendirent de voir le motif qui lui avait fait changer d’avis.

« La flèche d’Amour étant donc, grâce à la beauté d’Éphigénie, entrée dans le cœur de Cimon, où n’avait encore pu entrer aucune doctrine, il émerveilla son père et tous les siens, ainsi que chacun de ceux qui le connaissaient, en s’élevant d’une idée à une autre, en un temps très court. Il réclama tout d’abord de son père qu’il lui fît donner les vêtements et les parures avec lesquels allaient ses frères, ce que son père, très content, s’empressa de faire. Alors, fréquentant les jeunes gens de mérite, observant les manières et les habitudes qui conviennent aux gentilshommes, et surtout aux amoureux, non seulement, en un très petit espace de temps et à la grandissime admiration de chacun, il apprit les premières notions des lettres, mais il devint très marquant parmi les hommes de science. En outre — l’amour qu’il portait à Éphigénie étant la cause de tout ce changement — non seulement il rendit souple et convenable sa voix qui était rude et rustique, mais il devint maître chanteur et parfait musicien, de même qu’il se montrait vaillant à chevaucher et très expert dans les choses de la guerre, tant sur mer que sur terre. Bref, pour ne pas m’appesantir sur chaque particularité de son mérite, la quatrième année depuis la naissance de son premier amour ne s’était pas accomplie, qu’il était devenu le plus gracieux, le plus policé et le plus courageux de tous les jeunes gens qui fussent en l’île de Chypre.

« Que dirons-nous donc de Cimon, ô plaisantes dames ? Certes, rien autre chose, sinon que les hautes qualités que le ciel avait déposées dans son âme vaillante, la fortune jalouse les avait cachées et enchaînées en un petit coin ignoré de son cœur par de formidables liens qu’Amour, plus puissant que la fortune, rompit et brisa. Amour, excitateur des esprits endormis, tira, par sa seule force, les vertus de Cimon des cruelles ténèbres qui les comprimaient, et les amena en pleine lumière, montrant apertement d’où il peut tirer les esprits qui lui sont soumis et où il peut les conduire avec ses rayons vainqueurs.