Page:Boccace - Décaméron.djvu/536

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lits et en autres choses opportunes, une vieille servante y demeurait seule pour le garder, sans autres domestiques ; aussi, un fils du susdit Niccolo, nommé Filippo, en jeune homme qu’il était et non marié, avait coutume d’y mener parfois quelque femme pour se divertir, de l’y garder un jour ou deux, puis de la renvoyer. Une fois, entre autres, il lui arriva d’en amener une qui avait nom la Niccolosa, et qu’un triste homme, nommé le Mangione, entretenait en une maison de Camaldoli, et prêtait en louage. Cette fille était belle et bien vêtue, et, pour une femme de son métier, se tenait et parlait bien.

« Étant un jour sortie de sa chambre à l’heure de midi, en jupon blanc, et les cheveux roulés autour de la tête, pour se laver les mains et la figure à un puits qui se trouvait dans la cour du château, Calandrino y vint par hasard pour puiser de l’eau, et la salua familièrement. La donzelle lui ayant rendu son salut, se mit à le regarder, plus pour ce qu’il lui paraissait un homme naïf, que par un désir quelconque. Calandrino, de son côté, se mit à l’examiner, et comme elle lui parut belle, il trouva un prétexte pour rester près d’elle et ne pas rapporter l’eau à ses compagnons. Mais, ne la connaissant point, il n’osait rien lui dire. Elle, qui s’était aperçue qu’il la regardait, le regardait aussi parfois pour se moquer de lui, en poussant quelque soupir ; pour quoi, Calandrino s’en coiffa soudain, et ne s’en alla de la cour que lorsqu’elle eut été rappelée dans la chambre par Filippo.

« Calandrino étant retourné à son travail, ne faisait que soupirer ; de quoi Bruno, qui le taquinait sans cesse pour ce qu’il prenait grand plaisir à ses sottises, s’étant aperçu, lui dit : « — Que diable as-tu, compère Calandrino ? Tu ne fais que souffler ! — » À quoi Calandrino dit : « — Compère si j’avais quelqu’un qui voulût m’aider, cela irait bien. — » « — Comment ? — dit Bruno. — » À quoi Calandrino dit : « — Il ne faut le dire à personne ; il y a là-bas une jeune femme qui est plus belle qu’une fée, et qui est si fort amoureuse de moi, que cela te semblerait un grand cas. Je m’en suis aperçu tout à l’heure en allant chercher de l’eau. — » « — Eh ! — dit Bruno — prends garde que ce ne soit la femme de Filippo. — » Calandrino dit : « — Je crois que c’est elle, pour ce qu’il l’a appelée, et qu’elle s’en est allée dans sa chambre ; mais qu’est-ce que cela fait ? Je tromperais le Christ en de semblables choses, et non pas seulement Filippo. Je te vais dire la vérité, compère ; elle me plaît tant, que je ne pourrais te le dire. — » Bruno dit alors : « — Compère, je saurai te dire qui elle est ; et si elle est la femme de Filippo, j’arrangerai en deux mots tes affaires, pour ce qu’elle est fort