Page:Boccace - Décaméron.djvu/584

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droit par où l’on entrait dans le vivier, celle qui avait la poêle la posa par terre ainsi que tous les autres objets qu’elle portait, prit le bâton que tenait sa compagne, et toutes les deux entrèrent dans le vivier, dont l’eau leur venait jusqu’à la poitrine. Un des familiers de Messer Neri alluma promptement le feu, et ayant posé la poêle sur le trépied après y avoir versé de l’huile, il se mit à attendre que les jeunes filles lui jetassent du poisson.

« Ces deux dernières, l’une d’elles fouillant dans les endroits où elle savait que les poissons se cachaient, et l’autre tenant le filet tout prêt, eurent en peu de temps, au grandissime plaisir du roi qui les regardait attentivement, pris beaucoup de poissons. Après en avoir jeté quelques-uns au familier qui les mettait quasi vivants dans la poêle, elles se mirent très habilement à prendre parmi les plus beaux, et à les jeter sur la table devant le roi, le comte Guido et leur père. Ces poissons sautaient sur la table, de quoi le roi éprouvait un merveilleux plaisir, et prenant lui-même à son tour quelques-uns de ces poissons, il les rejetait en s’amusant aux jeunes filles ; ils plaisantèrent ainsi quelque temps, jusqu’à ce que le familier eût fait cuire ceux qu’on lui avait donnés, et qui, sur l’ordre de Messer Neri, furent mis devant le roi, plutôt comme un entremets, que comme un plat rare ou agréable. Les jeunes filles voyant le poisson cuit, et ayant assez péché, sortirent du vivier, leur blanc et fin vêtement collant à leur chair et ne cachant pour ainsi dire rien de la forme délicate de leurs formes, et ayant repris chacune les objets qu’elles avaient d’abord, elles passèrent en rougissant devant le roi, et s’en retournèrent à la maison.

« Le roi, le comte et ceux qui les servaient, avaient beaucoup regardé ces jeunes filles, et chacun d’eux les avait, en soi-même, admirées comme belles et bien faites, et en outre pour leurs manières et leur tenue ; mais elles avaient plu au roi par-dessus tout. Il avait si attentivement examiné toutes les parties de leur corps, quand elles étaient sorties de l’eau que si on l’eût piqué, il ne l’aurait point senti. Pensant de plus en plus à elles, sans savoir qui elles étaient ni comment, il se sentit naître dans le cœur un ardent désir de les posséder, pour quoi il vit bien qu’il était prêt d’en devenir amoureux s’il n’y prenait garde ; et il ne savait pas lui-même quelle était celle des deux qui lui plaisait le plus, tellement elles se ressemblaient en tout l’une à l’autre. Mais quand il se fut un moment livré à ces pensers, s’étant retourné vers Messer Neri, il lui demanda qui étaient les deux demoiselles ; à quoi Messer Neri répondit : « — Monseigneur, ce sont mes filles, nées toutes deux le même jour ; l’une s’appelle Ginevra la belle, et l’autre Isotta la blonde. — » Sur quoi, le roi les loua beaucoup et l’enga-