Page:Boccace - Décaméron.djvu/588

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d’autres dames. Il lui plut tellement, que, le regardant à plusieurs reprises, elle s’énamoura fortement de lui. La fête terminée, et rentrée dans la maison de son père, elle ne pouvait songer à autre chose, sinon à l’amour qu’elle portait à si haut et si magnifique personnage. Ce qui lui causait le plus de chagrin, c’était la conscience qu’elle avait de son infime condition, qui ne lui laissait pas la moindre espérance d’un heureux résultat. Pourtant, elle ne voulait point cesser d’aimer le roi, mais, par crainte d’un ennui plus grand, elle n’osait manifester son amour. Le roi ne s’en était point aperçu et n’en avait cure ; de quoi, selon qu’on peut le penser, elle souffrait une intolérable douleur. Il en advint que, son amour s’augmentant sans cesse, et la mélancolie s’ajoutant à la mélancolie, la belle jouvencelle n’en pouvant plus, tomba malade, et elle se consumait de jour en jour à vue d’œil, comme la neige au soleil. Le père et la mère, fort affligés de cet événement, s’efforçaient de la réconforter, et lui prodiguaient, en médecins et en médecines, tous les soins que faire se pouvait ; mais cela ne servait à rien, pour ce que, désespérant de son amour, elle avait résolu de ne plus vivre.

« Or il advint que son père lui offrant de faire tout ce qu’elle désirerait, il lui vint à la pensée de faire, avant de mourir, connaître au roi, si cela se pouvait, et son amour et son désir ; et pour ce elle pria un jour son père de faire venir près d’elle Minuccio d’Arezzo. Minuccio était, en ces temps, tenu pour un très fin chanteur et sonneur de luth, et volontiers reçu par le roi Pierre. Bernardo croyant que la Lisa voulait l’entendre un peu chanter et sonner du luth, le lui fit dire, et lui qui était un homme très complaisant, vint incontinent la voir. Après qu’il l’eut un peu réconfortée par d’amoureux propos, il se mit à sonner doucement sur sa viole une sonate, puis il chanta quelques chansons ; mais tout cela était feu et flamme pour l’amour de la jeune fille, là où Minuccio croyait la consoler. Quand il eut fini, la jeune fille dit qu’elle voulait lui dire quelque chose à lui seul ; pour quoi, tout le monde s’étant retiré, elle lui dit : « — Minuccio, je t’ai choisi pour fidèle gardien de mon secret, espérant d’abord que tu ne le découvrirais jamais à personne, sinon à celui que je te dirai, puis que tu m’aiderais en cela de tout ton pouvoir ; ce dont je te prie. Il faut donc que tu saches, mon cher Minuccio, que le jour où notre seigneur le roi Pierre fit la grande fête de son couronnement, il m’est arrivé de le voir pendant qu’il faisait des armes, et d’être à ce point touchée par sa vue que, d’amour pour lui, un feu s’est allumé en mon âme. C’est lui qui m’a mise en l’état où tu me vois. Je connais que mon amour ne convient point à un roi, mais comme je ne puis, je ne dis pas