Page:Bodin - Les Six Livres de la République, 1576.djvu/512

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deuant qu’ils meurent, ſoit pour les amener à recognoiſſance, ſoit pour les punir plus grieſuement (d’autant que celuy ſouffre dauantage qu’on tient en crainte & en langueur) ſoit pour juger plus justement : car il est malaisé que le juge pressé de cholere, haſté des uns, precipité des autres, face justice qui vaille : quelque ſçauoir, & crainte qu’il ayt de mal juger. Que fera donc le Prince, qui n’aura ny l’un ny l’autre ? Les jugemens des magistrats ſont corrigez les uns par les autres, en vertu des appelations, & ſi le Prince ſe mesle de juger, qui ſera celuy qui corrigera ſes arreſts ? Car la partie qui n’a pas bien donné ſon fait au juge, qui n’a pas aſſez produict, a touſjours esperance de ſupployer en cause d’appel : mais ſi le Roy se fait juge, la porte luy est close.Cas auquel le Prince doibt juger Et toutesfois je ne veux pas dire que le Prince ne doibue quelquesfois juger aſſiſté de ſon conseil meſmement s’il est ſage, & bien appris : pourueu que la chose ſoit grande, & qu’elle mérite ſa connaiſſance : ſuiuant en celà le conseil de Iethro, lequel voyant Moyſe empeſché du matin iuſques au ſoir à faire iuſtice à toutes perſonnes, & de toutes cauſes, Vous vous tuez, dit-il, de pren dre tant de peine : choiſiſſèz moy les plus ſages, & apparens du peuple, pour vous deſcharger : & s’il y a choſe qui ſoit haute, & difficile à iuger, il ſuffira bien d’en prendre la cognoiſſance. Moyſe ſuiuit le conſeil de ſon beau pere. Nous liſons[1] que Romule ayant donné au Sénat, & aux magiſtrats la iuſtice, reſerua ſeulement à ſa cognoiſſance les choſes d im portance. Et combien que les Empereurs depuis eſtendirent plus outre leur cognoiſſance, ſi eſt-ce qu’il y auoit certains cas, qu’ils appelloyent extraordinaires, dont ils iugeoyent : ores qu’ils iugeaſſent quelquesfois de choſes fort légères, & ordinaires, comme Claude l’Empereur, le plus lourdaut qui fut onques, & qui neantmoins touſiours vouloit iuger, duquel parlant Suetone, Alium, dit-il, negantem rem cognitionis, ſed ordinarij iuris eſſe, ſubito cauſam apud ſe agere coegit : choſe qu’il faiſoit ſi ineptement, que les aduocats ſe moquoyent de luy ouuertement, iuſques à la qu’il y en eut vn qui luy diſt, Pour vn vieillard tu és vn grand[2] ſot. vn autre en ſortant du ſiege luy bailla la iambe & le fiſt tomber, & enfin les pages & laquets luy bailloyent des nazardes, & le barboüillent. Ainſi en prend il aux Princes abeſtis, & mal appris, qui veulent s’entremſler de toutes choſes, & ſe faire appeller veaux deuant tout vn peuple : choſe comme i’ay dit, qui eſt la plus dangereuse qui ſoit en vne monarchie, que les ſugets viennent à meſpriſer leur Prince. Si le Prince eſtoit auſſi ſage que Salomon, ou bien auſſi prudent que Auguſte, ou ſi modéré que Marc Aurelle, il pourroit bien ſe monſtrer en public, & iuger fouuent : mais puiſque ces grandes vertus ſont ſi rares entre les Princes, il est bien plus expedient qu’ils ſe communiquent le moins qu’ils pourront, meſmement s’il y a des eſtrangers : car les ſugets, pour la reuerence, & amour

  1. Dionyſ. Halycar. lib. a.
  2. Tranquil.