Page:Boileau - Œuvres poétiques, édition 1872.djvu/286

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Le vers est en déroute, et le poëte à sec.
LeEncor si tes exploits, moins grands et moins rapides,
Laissoient prendre courage à nos muses timides,
Peut-être avec le temps, à force d’y rêver,
Par quelque coup de l’art nous pourrions nous sauver.
Mais, dès qu’on veut tenter cette vaste carrière,
Pégase s’effarouche et recule en arrière ;
Mon Apollon s’étonne ; et Nimègue[1] est à toi,
Que ma muse est encore au camp devant Orsoi[2].
Aujourd’hui toutefois mon zèle m’encourage :
Il faut au moins du Rhin tenter l’heureux passage.
Un trop juste devoir veut que nous l’essayions.
Muses, pour le tracer, cherchez tous vos crayons :
Car, puisqu’en cet exploit tout paroît incroyable,
Que la vérité pure y ressemble à la fable,
De tous vos ornemens vous pouvez l’égayer.
Venez donc, et surtout gardez bien d’ennuyer :
Vous savez des grands vers les disgrâces tragiques ;
Et souvent on ennuie en termes magnifiques.
Au pied du mont Adule[3], entre mille roseaux.
Le Rhin tranquille, et fier du progrès de ses eaux,
Appuyé d’une main sur son urne penchante,
Dormoit au bruit flatteur de son onde naissante ;
Lorsqu’un cri tout à coup suivi de mille cris
Vient d’un calme si doux retirer ses esprits.
Il se trouble, il regarde, et partout sur ses rives
Il voit fuir à grands pas ses naïades craintives,

  1. Capitale du duché de Gueldre, prise par Turenne, le 7 juillet 1672, après six jours de siège.
  2. Place forte du duché de Clèves, prise en deux jours, au commencement du mois de juin 1672, et devant laquelle l’armée avait fait un long séjour avant d’entrer en campagne.
  3. Le mont Adule est le Saint-Gothard, montagne située entre la Suisse et l’Italie et où le Rhin prend sa source.