Page:Boissier - Cicéron et ses amis.djvu/173

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depuis cinquante ans, la vente publique des dignités, les violences scandaleuses qui avaient lieu sur le forum chaque fois qu’on discutait une loi nouvelle, les batailles qui à chaque élection ensanglantaient le champ de Mars, ces armées de gladiateurs dont il fallait s’entourer pour se défendre, tous ces désordres honteux, toutes ces basses intrigues dans lesquelles les dernières forces de Rome achevaient de s’user avaient complètement découragé les honnêtes gens. Ils s’éloignaient de la vie publique ; ils n’avaient plus de goût pour le pouvoir depuis qu’on était forcé de le disputer aux gens de violence et de coup de main. Il fallait avoir l’intrépidité de Caton pour retourner au forum quand on y avait été reçu à coups de pierres, et qu’on en était sorti la toge déchirée et la tête en sang. Ainsi plus les audacieux entreprenaient, plus les timides laissaient faire, et dès l’époque du premier triumvirat et du consulat de Bibulus il fut évident que l’apathie des honnêtes gens livrerait la république aux grands ambitieux qui la convoitaient. Cicéron le voyait bien, et dans ses lettres il ne tarissait pas d’amères railleries contre ces riches indolents, amoureux de leurs viviers, et qui se consolaient de la ruine qu’on prévoyait en pensant qu’ils sauveraient au moins leurs murènes. Dans l’introduction de sa République, il attaque avec une admirable énergie ceux qui, découragés eux-mêmes, essayent de décourager les autres, qui soutiennent qu’on a le droit de ne pas servir son pays et de se faire une fortune en dehors de la sienne. « N’écoutons pas, dit-il en finissant, ce signal de la retraite qui retentit à nos oreilles et voudrait rappeler en arrière ceux qui se sont déjà avancés dans la carrière[1]. » Brutus connaissait, lui aussi, ce mal dont se mourait la république, et il s’est plaint plus d’une

  1. De Rep., I, 2.