Page:Boissier - Cicéron et ses amis.djvu/216

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corruption ne s’étendit sur une plus large échelle et ne s’étala avec plus d’impudence. Presque tous les ans, pendant l’hiver, César revenait dans la Gaule cisalpine avec les trésors des Gaulois. Alors le marché était ouvert, et les grands personnages arrivaient à la file. Un jour, à Lucques, il en vint tant à la fois qu’on compta deux cents sénateurs dans l’appartement et cent vingt licteurs à la porte.

En général, la fidélité des gens qu’on achète ne dure pas beaucoup plus longtemps que l’argent qu’on leur a donné ; or, en leurs mains, l’argent ne dure guère, et le jour où l’on se lasse de fournir à leurs prodigalités, il faut commencer à se méfier d’eux. Il y avait de plus ici, pour tous ces amis politiques de César, une raison particulière qui devait faire d’eux, un jour ou l’autre, des mécontents. Ils avaient grandi au milieu des orages de la république ; ils s’étaient jetés de bonne heure dans cette vie active et bruyante, et ils en avaient pris le goût. Personne n’avait usé et abusé plus qu’eux de la liberté de la parole ; ils lui devaient leur influence, leur pouvoir, leur renommée. Par une étrange inconséquence, ces hommes qui travaillaient de toutes leurs forces à établir un gouvernement absolu étaient ceux qui pouvaient le moins se passer des luttes de la place publique, de l’agitation des affaires, des émotions de la tribune, c’est-à-dire de ce qui n’existe que dans les gouvernements libres. Il n’y avait personne à qui le pouvoir despotique dût paraître bientôt plus lourd qu’à ceux qui n’avaient pu supporter même le joug léger et équitable de la loi. Aussi ne tardèrent-ils pas à s’apercevoir de la faute qu’ils avaient commise. Ils comprirent qu’en aidant un maître à confisquer la liberté des autres, ils avaient livré la leur. En même temps il leur était bien facile de voir que le nouveau régime qu’ils avaient établi de leurs mains ne pouvait pas leur rendre ce que l’ancien leur