Page:Boissier - Cicéron et ses amis.djvu/30

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vouer, une fois qu’on les a confiées à un ami, ne périssent plus. Un jour, un commentateur curieux étudiera ces confidences trop sincères, et il s’en servira pour tracer de l’imprudent qui les a faites un portrait à effrayer la postérité. Il prouvera, par des citations exactes et irréfutables, qu’il était mauvais citoyen et méchant ami, qu’il n’aimait ni son pays ni sa famille, qu’il était jaloux des honnêtes gens et qu’il a trahi tous les partis. Il n’en est rien cependant, et un esprit sage ne se laisse pas abuser par l’artifice de ces citations perfides. Il sait bien qu’on ne doit pas prendre à la lettre ces gens emportés ni croire trop à ce qu’ils disent. Il faut les défendre contre eux-mêmes, refuser de les écouter quand la passion les égare, et distinguer surtout leurs sentiments véritables et persistants de toutes ces exagérations qui ne durent pas. Voilà pourquoi tout le monde n’est pas propre à bien comprendre les lettres ; tout le monde ne sait pas les lire comme il faut. Je me défie de ces savants qui, sans aucune habitude des hommes, sans aucune expérience de la vie, prétendent juger Cicéron d’après sa correspondance. Le plus souvent ils le jugent mal. Ils cherchent l’expression de sa pensée dans ces politesses banales que la société exige et qui n’engagent pas plus ceux qui les font qu’elles ne trompent ceux qui les reçoivent. Ils traitent de lâches compromis ces concessions qu’il faut bien se faire quand on veut vivre ensemble. Ils voient des contradictions manifestes dans ces couleurs différentes qu’on donne à son opinion suivant les personnes auxquelles on parle. Ils triomphent de l’imprudence de certains aveux ou de la fatuité de certains éloges, parce qu’ils ne saisissent pas la fine ironie qui les tempère. Pour bien apprécier toutes ces nuances, pour rendre aux choses leur importance véritable, pour être bon juge de la portée de ces phrases qui se disent avec un demi-sourire et ne signi-