Page:Boissier - Cicéron et ses amis.djvu/355

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choses qu’on entreprend dépend de l’opinion ? Sous prétexte d’écouter sa conscience et de la suivre résolument, doit-on ne tenir aucun compte des circonstances et s’engager au hasard dans des aventures sans résultat ? Enfin, en voulant se tenir en dehors de la foule, et se préserver absolument de ses passions, ne risque-t-on pas de perdre le lien qui attache à elle et de devenir incapable de la conduire ? Appien, dans le récit qu’il fait de la dernière campagne de l’armée républicaine, raconte que Brutus était toujours maître de lui, et qu’il se tenait presque en dehors des graves affaires qui se débattaient. Il aimait, à causer et à lire ; il visitait en curieux les lieux qu’on traversait et faisait parler les gens du pays : c’était un philosophe au milieu des camps. Cassius au contraire, uniquement occupé de la guerre, ne se laissant jamais détourner ailleurs, et pour ainsi dire tendu tout entier vers ce but, ressemblait à un gladiateur qui combat[1]. Je soupçonne que Brutus devait un peu dédaigner cette fiévreuse activité toute renfermée dans des soins vulgaires, et que ce rôle de gladiateur le faisait sourire. Il avait tort : c’est au gladiateur qu’appartient le succès dans les choses humaines, et l’on n’y réussit qu’en y mettant son âme tout entière. Quant à ces spéculatifs renfermés en eux-mêmes, qui veulent se tenir en dehors et au-dessus des passions du jour, ils étonnent la foule et ne l’entraînent pas ; ils peuvent être des sages, ils font de mauvais chefs de parti.

Du reste, il est bien possible que Brutus, livré à lui-même, n’aurait pas eu la pensée de devenir un chef de parti. Il n’était pas hostile au pouvoir nouveau, et César n’avait négligé aucune occasion de se l’attacher en lui accordant la grâce des pompéiens les plus compromis. De retour à Rome, il lui confia le gouvernement d’une

  1. Appien, De bell. civ., IV, 133.