Page:Boissier - Cicéron et ses amis.djvu/56

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il avait lui-même en ce genre l’imagination fertile, il ne se faisait pas faute d’avoir recours à ce moyen facile de réussir. Rien enfin n’était plus indifférent à l’avocat antique que d’être en contradiction avec lui-même. On disait que l’orateur Antoine n’avait jamais voulu écrire aucun de ses plaidoyers, de peur qu’on ne s’avisât d’opposer à son opinion du jour celle de la veille. Cicéron n’avait pas ces scrupules. Il a passé sa vie à se contredire, et ne s’en est jamais inquiété. Un jour qu’il disait trop ouvertement le contraire de ce qu’il avait autrefois soutenu, comme on le pressait d’expliquer ces brusques changements, il répondit sans s’émouvoir : « On se trompe si l’on croit trouver dans nos discours l’expression de nos opinions personnelles ; ils sont le langage de la cause et des circonstances, et non celui de l’homme et de l’orateur[1]. » Voilà au moins un aveu sincère ; mais que ne perdent pas l’orateur et l’homme à changer ainsi de langage avec les circonstances ! Ils apprennent à ne plus se soucier de mettre de l’ordre et de l’unité dans leur vie, à se passer de sincérité dans leurs opinions et de conviction dans leur parole, à faire pour le mensonge les mêmes dépenses de talent que pour la vérité, à ne considérer jamais que les besoins du moment et le succès de la cause présente. Voilà les enseignements que le barreau de cette époque donnait à Cicéron. Il y séjourna trop longtemps, et quand il le quitta pour faire à quarante ans ses débuts dans l’éloquence politique, il ne put pas se délivrer des mauvaises habitudes qu’il y avait, prises.

Est-ce à dire qu’on doive rayer Cicéron de la liste des orateurs politiques ? Si l’on donne ce nom à tout homme dont la parole a quelque action sur les affaires de son pays, qui agit sur la foule pour l’entraîner ou sur

  1. Pro Cluent., 50.