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Canadiennes d’hier

D’ailleurs, si tu penses que la trentaine m’a rendue moins exigeante, tu te trompes. Celui que j’accepterais maintenant devrait posséder les qualités réunies de ceux qui m’ont dédaignée et, de plus, il faudrait qu’il sache découvrir ma retraite. J’imagine que, conduit par son destin, il viendra à cheval, par un beau clair de lune ; il attachera sa monture au tronc velouté d’un de mes bouleaux, mettra chapeau bas et genou en terre pour demander ma main. Je la lui accorderai avec condescendance.

En prévision d’un retard à l’accomplissement de mon rêve, j’ai loué pour 99 ans, un boqueteau situé à l’entrée du village appelé « le bocage du curé » et j’y fais construire une maisonnette. Mes plans sont faits et il y a un commencement d’exécution : creusage du puits et des fondations.

Pour me reposer de regarder travailler les terrassiers, je me suis mise à la besogne. J’ai esquissé une allée, désigné l’emplacement d’un minuscule miroir d’eau et d’un escalier de pierre, — le terrain est accidenté, — tracé des plates-bandes, des corbeilles et un petit potager. Je manie le pic et la houe, le sécateur et le rateau.

Mon terrain est borné à l’ouest par un rideau de très vieilles épinettes. Prosper Bernier qui marche sur ses cent ans, l’œil à la mignonnette et le pied poudreux, de tout temps leur a tiré son bonnet à mèche : il ne les a pas connues jeunes. Elles se résignent à l’envahissement de leur domaine, en dodelinant de leurs têtes encore vertes, sans s’inquiéter des suggestions que me font les ouvriers.

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