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pages de son Beethoven (p. 3, éd. des Cahiers) et dont l’écho, lointain comme un appel au fond des bois, résonne tristement à l’aube du xxe siècle : « L’air est lourd autour de nous. La vieille Europe s’engourdit dans une atmosphère pesante et viciée. Un matérialisme sans grandeur pèse sur la pensée et entrave l’action des gouvernements et des individus. Le monde meurt d’asphyxie dans son égoïsme prudent et vil. Le monde étouffe. »

1886. Les premières traductions de Tolstoï et de Dostoïewsky paraissent en France. En deux ou trois ans, on édite successivement Guerre et Paix, Anna Karénine, Enfance et Adolescence, La Mort d’Ivan Iliitch. R. Rolland ne lisait pas de romans, et voici que dans ces romans « fleurs merveilleuses de l’art russe... se découvrait l’œuvre de toute une grande vie, se reflétait un peuple, un monde nouveau » (Vie de Tolstoï, p. 2) ; voici qu’un chef, un ami, un maître lui était donné. Et dans les « turnes », où le soir bavardaient les camarades de promotion, voici que toutes les discussions, tous les désaccords étaient oubliés. Chacun aimait Tolstoï, parce que chacun s’y retrouvait soi-même, et que « c’était une porte qui s’ouvrait sur l’immense univers, une révélation de la vie ». Mais c’était encore peu d’admirer l’œuvre ; « nous la vivions, elle était nôtre, nôtre par sa passion ardente de la vie, par sa jeunesse de cœur. Nôtre par son désenchantement ironique, sa clairvoyance impitoyable, sa hantise de la mort. Nôtre par ses rêves d’amour fraternel et de paix entre les hommes. Nôtre par son réquisitoire terrible contre les mensonges de la civilisation. Et par son réalisme et par son mysticisme. Par son souffle de nature, par son sens des forces invisibles, son vertige de l’infini ».

De ce jour, Tolstoï fut le guide de Romain Rolland ; mais un doute subsistait entre le maître et le disciple : Tolstoï considérait déjà (Qu’est-ce que l’Art ne paraîtra qu’en 1897-98) l’art comme « un vaste système de corruption,