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L'OPIUM

convenu l’écœurèrent. Sa pauvreté, sa famille, son enfance sans sourires : qu’était tout cela ? Combien d’autres n’avaient-ils pas victorieusement traversé ces épreuves ? Au mal dont il souffrait, son orgueil cherchait une raison plus noble, plus haute, plus puissante, une raison que son jugement d’analyste pressentait d’ailleurs, très réelle, trop réelle, sans cependant arrivera la définir.

Il eut un sanglot qui mourut en un bâillement ; sa pensée de Latin sensitif se traduisit, machinale, en gestes étirés. Mon Dieu ! Que faire ? Où aller ?… Ses chagrins tombaient à un ennui immense, d’une lourdeur de plomb. Il lui semblait qu’une chose liquide, qu’une rivière noire l’emportait en dérive, comme une épave, aussi impuissante à sortir du courant qu’à couler bas. C’était vivre cela ?… Son instinct lui disait encore que, ses deuils effacés, son cœur apaisé, il resterait cependant, comme à cette heure, affaissé sous un poids invisible, à se tordre les mains dans un désespoir sans nom, et cette pensée l’accablait. Des ombres passèrent devant lui. Une jeune fille emmenait un de ses enfants. Il la regarda qui maternellement essuyait le visage du bébé, et son rêve errait encore ; mais quand elle s’éloigna, toujours penchée sur son petit compagnon, il s’arrêta à contempler sa taille mince, la gracilité exquise de sa silhouette ; puis, longtemps, ses yeux caressèrent la nuque rose, très découverte par les cheveux haut relevés, des cheveux couleur de bière.

Ah ! que cherchait-il ? Son mal, il le diagnostiquait maintenant, sans peine. Aimer… Il aurait fallu aimer. Puisque les « à quoi bon ? » de sa précoce expérience, puisque les exigences de son esthétique jamais satisfaite, avaient stérilisé toutes ses ambitions littéraires, et crevé tous ses rêves, il aurait fallu que l’amour le