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RICHARD SANS-PEUR.

l’ame en peine, et chacun de l’entraîner de son côté. — « Tu me fais tort, disait le démon : cette ame est gibier d’enfer ; je l’ai surprise sur la route du péché mortel.

Iloc ù jo te truverai,
Iloc, dist Dex, te jugerai[1].

— Non pas, répliquait l’ange, le péché n’a pas été commis, et peut-être le moine eût-il rebroussé chemin avant d’arriver à male œuvre. » Là-dessus, le débat s’engage de mieux en mieux, avec un égal échange de bonnes raisons, ce qui, soit dit en passant, est d’un bon exemple pour la sophistique des avocats de toutes causes. Toutefois, l’ange et le diable s’accordèrent d’aller par devers le duc Richard lui exposer le fait, et de s’en tenir à ce qu’il ordonnerait. Ils trouvèrent le duc en son lit, lui contèrent le cas en faisant valoir chacun leurs raisons. « Allez, dit Richard après qu’il eut brièvement songé, remettez l’ame du moine en son corps, et replacez celui-ci à l’endroit où il se laissa choir : s’il fait seulement un pas vers sa mie, le diable s’en saisira, mais s’il retourne en arrière, je veux que paix lui soit faite. » Ce que le duc ordonnait fut exécuté. Or, le moine, remis en son premier état, recula tout aussitôt, comme s’il avait eu vision du diable, et, battant sa coulpe, retourna à sa cellule se blottir au fond de son lit. Le lendemain, le duc Richard alla visiter l’abbaye ; le moine, tout dolent, ne fit point difficulté de confesser son péché, car ses habits, encore mouillés, témoignaient contre lui. Il raconta ce qui s’était passé, en présence de l’abbé et de tous ses moines, et, depuis ce jour, il vécut très dévotement, en parfait religieux ; ce qui n’a point empêché le populaire de dire long-temps, par gaberie :

Sire muine, suef alez
Al passer planche vus gardez[2].

  1. Roman de Rou, t. i, p. 283, v. 5550.
  2. Ibid., t. i, p. 288, v. 5666.