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GILLES DE RAIS.

aient mis ou non son imagination en mouvement ; qu’il ait voulu ou non goûter les plaisirs infâmes de l’île de Caprée ou de la Maison Dorée, en y ajoutant encore tout ce que recouvrent les flots maudits de la Mer-Morte, il est certain du moins qu’il les goûta d’abord seul, dans l’ombre et le mystère[1]. Un passage du procès, assez obscur, il est vrai, parce qu’il est trop concis, semble dire que, dans les derniers temps de sa vie, Jean de Craon pénétra un jour à l’improviste dans la chambre de son petit-fils, à Champtocé, et le surprit dans l’acte même du crime[2]. Si la chose eut lieu, quelle dut être la douleur du vieillard, en voyant les funestes effets de ses condescendances et de ses faiblesses coupables, et en songeant à l’avenir, dont le voile venait de se déchirer devant lui ! De quelles prières il dut presser Gilles de consoler sa mort, de suivre l’exemple de ses aïeux et de respecter sa gloire…… Mais le vieillard mourut, et le jeune homme oublia les conseils et les larmes de l’aïeul : sa mort le faisait entrer dans une liberté complète ; il était désormais à couvert de tout contrôle et de tout regard indiscret. Aussi, dès ce jour, il ne garda plus ni retenue ni mesure dans ses passions et dans ses goûts. En même temps qu’il donna au luxe tout ce que l’ambitieux peut désirer dans ses rêves, il accorda aux sens tous les plaisirs grossiers que peut imaginer le voluptueux.

Mais la jouissance solitaire n’est pas la jouissance complète, et, dans le bien comme dans le mal, il faut à l’homme des amis qui partagent ses joies. Gilles de Rais chercha donc bientôt dans son entourage des complices, et pour participer à ses plaisirs, et peut-être aussi pour porter avec lui le poids écrasant du remords. Rien ne pèse sur le cœur comme le lourd fardeau du mal, et le méchant aspire à le partager avec d’autres : de la sorte, il croit se tromper lui-même et tromper le remords. Mais il n’en est pas du mal comme de

  1. Proc. ecclés., Conf. de Gilles, p. L.
  2. Proc, civ., Conf. de Poitou, fo 387, ro ; Conf. de Gilles, fo 393, vo ; 394, ro.