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Page:Bossard - Gilles de Rais dit Barbe-Bleue, 1886.djvu/225

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GILLES DE RAIS

l’âme, avant toute chose, l’amour de la patrie et la haine de l’étranger. Lors de la conquête de la Normandie par les Anglais, plutôt que de subir un joug pesant, il prit sa femme, ses enfants, entre autres Roger qui n’avait que cinq ans, abandonna sans remords sa patrie, son château et ses biens, et vint, avec ses parents et ses amis, chercher, sur les confins de la Bretagne et du Poitou, une retraite honorable, mais pauvre, préférable à la servitude dorée, mais honteuse, sous l’étranger. Là, dans l’exil, commença pour la famille, retirée auprès de quelques parents, au lieu de la vie heureuse d’autrefois, une existence de peines et de privations : héroïsme de fidélité que l’on aime à saluer en passant : d’autant plus touchant qu’à cette époque le patriotisme endormi semblait mort même au sein de l’Université et de Paris. Où qu’on trouve un tel amour de la France, chez le grand seigneur comme chez l’homme du peuple, il console du peu de courage des uns et des trahisons des autres : l’histoire n’a pas de caractères plus beaux à louer, ni de noms plus chers à bénir, que ceux qui restent fidèles au devoir jusqu’à l’exil, jusqu’à la pauvreté, jusqu’à la mort.

Tombée ainsi dans un état voisin de la misère, la famille de Roger de Bricqueville ne pouvait le garder à son étroit foyer qu’autant qu’il était incapable de se suffire à lui-même. Aussi, dès qu’il put sans péril quitter le toit paternel, monter à cheval et courir le monde, plusieurs parents et amis lui ménagèrent son entrée dans la maison de Craon, au service du jeune baron de Rais. Il était proche parent de Gilles et le liens du sang lui assuraient des égards particuliers ; son habileté et ses complaisances devaient faire le reste : grâce à elles, il devait trouver en Gilles de Rais un protecteur puissant et surtout généreux ; or, la libéralité de son maître était ce qui souriait le plus à sa pauvreté. Élevé dans la gêne et presque la misère, obligé, pour vivre, d’aller au service d’autrui, il porta ses regards et bientôt ses désirs vers cette belle fortune, dont les seules miettes pouvaient l’enrichir et dont le prodigue baron jetait à pleines mains les richesses à tous