Page:Bossuet - Textes choisis et commentés par H. Brémond, tome 1 - 1913.djvu/230

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a fait quelque machine, aucun ne peut s’en servir que par les lumières qu’il donne. Dieu a fabriqué le monde comme une grande machine que sa seule sagesse pouvait inventer, que sa seule puissance pouvait construire. Ô homme ! il t’a établi pour t’en servir ; il a mis, pour ainsi dire, en tes mains toute la nature, pour l’appliquer à tes usages ; il t’a même permis de l’orner et de l’embellir par ton art : car qu’est-ce autre chose que l’art, sinon l’embellissement de la nature ? Tu peux ajouter quelques couleurs pour orner cet admirable tableau ; mais comment pourrais-tu faire remuer tant soit peu une machine si forte et si délicate, ou de quelle sorte pourrais-tu faire seulement un trait convenable dans une peinture si riche, s’il n’y avait en toi-même et dans quelque partie de ton être quelque art dérivé de ce premier art, quelques secondes[1] idées tirées de ces idées originales, en un mot, quelque ressemblance, quelque écoulement, quelque portion de cet esprit ouvrier qui a fait le monde ? Que s’il est ainsi, chrétiens, qui ne voit que toute la nature conjurée ensemble n’est pas capable d’éteindre un si beau rayon de la puissance qui la soutient ; et que notre âme, supérieure au monde et à toutes les vertus qui le composent, n’a rien à craindre que de son auteur ?

Mais continuons, chrétiens, une méditation si utile de l’image de Dieu en nous ; et voyons par quelles maximes l’homme, cette créature chérie, destinée à se servir de toutes les autres, se prescrit à [lui]-même ce qu’[il] doit faire. Dans la corruption où nous sommes, je confesse que c’est ici notre faible ; et toutefois je ne puis considérer sans admiration ces règles immuables des mœurs, que la raison a posées. Quoi ! cette âme plongée dans le corps, qui en épouse toutes les passions avec tant d’attache, qui languit, qui n’est plus à elle-même quand il souffre, dans quelle lumière a-t-elle vu qu’elle eût néanmoins sa félicité à part ? qu’elle dût dire hardiment, tous les sens, toutes les passions et presque toute la nature criant à l’encontre, quelquefois : « Ce m’est un gain de mourir » : et quelquefois : « Je me réjouis dans les afflictions » ? Ne faut-il pas, chrétiens, qu’elle ait découvert intérieurement une beauté bien exquise dans ce qui s’appelle devoir, pour oser assurer positivement que (l’on) doit s’exposer sans crainte, qu’il faut s’exposer même

  1. Jusqu’à M. Urbain, tous les éditeurs, et même lebarq, avaient lu « fécondes ». Il faut bien lire « secondes », par opposition aux idées « originales » ou premières.