Page:Bossuet - Textes choisis et commentés par H. Brémond, tome 1 - 1913.djvu/275

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finale et à la ruine dernière et irrémédiable. Pour l’entendre, il faut remarquer que c’est une excellente maxime des saints docteurs, « qu’autant que les pécheurs sont rigoureux censeurs de leurs vices, autant Dieu se relâche en leur faveur de la sévérité de ses jugements » : In quantum non peperceris tibi, in tantum tibi Deus, crede, parcet. En effet, comme il est écrit que Dieu aime la justice et déteste l’iniquité, tant qu’il y a quelque chose en nous qui crie contre les péchés et qui s’élève contre les vices, il y a aussi quelque chose qui prend le parti de Dieu ; et c’est une disposition favorable pour le réconcilier avec nous. Mais dès que nous sommes si malheureux que d’être tout à fait d’accord avec nos péchés, dès que, par le plus indigne des attentats, nous en sommes venus à ce point que d’abolir en nous-mêmes la sainte vérité de Dieu, l’impression de son doigt et de ses lumières, la marque de sa justice souveraine, en renversant cet auguste tribunal de la conscience qui condamnait tous les crimes, c’est alors que l’empire de Dieu est détruit, que l’audace de la rébellion est consommée, et que nos maux n’ont presque plus de remède. C’est pourquoi ce grand Dieu vivant, qui sait que le souverain bonheur c’est de le servir et de lui plaire, et que ce qui reste de meilleur à ceux qui se sont éloignés de lui par leurs crimes, c’est d’être troublés et inquiétés du malheur de lui avoir déplu ; après qu’on a méprisé longtemps ses grâces, ses inspirations, ses miséricordieux avertissements, et les coups par lesquels il nous a frappés de temps en temps, non encore pour nous punir à toute rigueur, mais seulement pour nous réveiller, prend enfin cette dernière résolution pour se venger des hommes ingrats et trop insensibles : il retire ses saintes lumières, il les aveugle, il les endurcit ; et leur laissant oublier ses divins préceptes, il fait qu’en même temps ils oublient et leur salut et eux-mêmes. Encore que cette doctrine paraisse assez établie sur l’ordre des jugements de Dieu, il faut que je vous montre dans son Écriture le progrès d’un si grand mal. Le prophète Isaïe nous le représente tenant en sa main une coupe, qu’il appelle la coupe de sa colère : Bibisti de manu Domini calicem iræ ejus. Elle est, dit-il, remplie d’un breuvage qu’il veut faire boire aux pécheurs, mais d’un breuvage fumeux comme un vin nouveau, qui leur monte à la tête et qui les enivre. Ce breuvage qui enivre les pécheurs, qu’est-ce autre chose, messieurs, que leurs péchés mêmes et leurs désirs emportés, auxquels Dieu les abandonne ? Ils boivent comme un premier verre, et peu à peu la tête leur tourne ; c’est-à-dire que,