Aller au contenu

Page:Boué -Le Roi des aventuriers, 1932.djvu/62

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Le père et la mère de la mariée s étaient précipités vers leur fille. Les convives s’étaient levés et le plus grand désarroi régnait autour d’une table encore richement servie.

— C’est ça ! pensa le chevalier, c’est bien ce que j’avais prévu. On me prend pour le marié qui me ressemble d’une façon étonnante. Mais je serais heureux de voir revenir le véritable époux. Attendons.

Cependant, il s’apercevait qu’on l’observait à la dérobée avec une inquiétude bienveillante.

— L’inconvénient dans tout ceci, pensa-t-il, c’est qu’on me prend pour un fou.

Grâce aux soins empressés de ses parents, et à leurs conseils, la jeune mariée avait recouvré son sang-froid. Le baron de Carteret vint à d’Arsac et lui dit d’un ton plein de douceur :

— Vous sentez-vous mieux, mon cher Gaston ?

— Mais je une suis toujours bien senti, monsieur. Me prenez-vous pour un fou ?

— Loin de moi cette idée. Mais, vous comprendrez que votre départ subit et votre rentrée ici, après une course incompréhensible à travers le château, nous avait un peu surpris.

— Oui, oui, je comprends.

D’Arsac voulait faire aussi quelques concessions, comme son digne beau-père. Celui-ci profita de cette heureuse disposition d’esprit pour engager son prétendu gendre à reprendre place à table.

Le chevalier se laissa faire en souriant. Il se dit « in petto » :

— Quelle tête va faire le marié quand il rentrera ! Je suis ici, j’y reste jusqu’à son retour.

Le calme s’était rétabli. Les verres se remplissaient. Le baron de Carteret donna ordre de continuer le service et de nouveaux plats apparurent.

— Mordious ! j’ai grand faim ! pensait le chevalier. Il ne me déplairait pas d’entrer dans la peau du marié pendant une demi heure. C’est que je n’ai pas déjeuné, moi ! Après tout, pourquoi ne profiterais-je pas de l’occasion qui s’offre pour reprendre des forces. On a bien pris mon nom. Pourquoi ne prendrais-je pas mon dîner ?

Son verre était plein. On lui offrit des plats succulents ! Hum ! c’était bien tentant pour un estomac affamé. D’Arsac mit ses derniers scrupules en poche et dévora à belles dents les mets qu’on lui présentait.

— Quel appétit ! disait à voix basse à son voisin une vieille douairière. C’est plaisir d’avoir pour gendre un tel convive ! Ne croirait-on pas qu’il n’a plus mangé depuis huit jours ? Et Dieu sait s’il a fait honneur au dîner !

Ventre affamé n’a pas d’oreilles.

D’Arsac n’entendait rien. Sa faim grandissait à mesure qu’il mangeait.

Maintenant, tout le monde le contemplait avec surprise et admiration.

Et l’on chuchotait :

— C’est Gargantua en personne !

— Quelle fourchette royale !

— C’est égal, philosophait la vieille douairière, c’est un admirable convive, mais je me garderai bien de l’inviter souvent chez moi. Quel gouffre ! C’est pis que l’Etna ou le Vésuve !

— Oui, répliquait à voix basse son voisin, c’est légèrement excessif… et je trouve cette façon de manger bien peu conforme aux règles de la bienséance.

Et d’Arsac mangeait toujours.

On arriva au dessert.

Les fruits et les confiseries ne trouvèrent point grâce devant la faim implacable du chevalier qui engouffra presque à lui seul toute une pièce montée.

— Cette faim n’a pas de fin ! pensa bénévolement M. le notaire qui avait dressé le contrat de mariage. Pourvu que le marié ne dévore pas ainsi la dot de cette douce jeune fille que j’ai vue grandir. C’est un homme insatiable, ce chevalier d’Arsac. Dieu me préserve d’un tel gendre ! Il faut être riche comme le baron de Carteret pour s’en offrir un pareil !