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une nécessité, c’est un effet physique, comme l’ombre à la lumière ; il n’y a donc rien à faire, car ce que l’on fera, pourra déplacer le mal, mais non le détruire. »

Tout ceci est erreur. La misère des temps n’est qu’un mot ; jamais elle n’est inhérente au sol, et quand elle est causée par un accident, elle cesse avec lui.

Nous venons de le voir : la civilisation ne produit pas la misère, c’est au contraire la misère qui entrave la civilisation ; et la misère ne s’étend que parce que la civilisation est arrêtée. S’il y a des riches, ce n’est pas une raison pour qu’il y ait des pauvres, c’est plutôt le contraire, et l’on dirait mieux : il y a des pauvres parce que personne n’est riche et que ceux qui possèdent n’ont absolument que le nécessaire. Ce ne peut donc pas être la loi de la nature, car si elle a fait des êtres, c’est pour qu’ils vivent ; et si la misère était imposée aux hommes et même à un seul, ce serait une anomalie, une contradiction avec cette même nature.

C’est une erreur non moins grande de vouloir que les uns soient nés pour être riches et les autres pour être pauvres ; le hasard, la naissance ou la conquête a pu distribuer les fortunes, mais c’est l’esprit d’ordre et de réflexion qui les maintient, qui les conserve ; et conserver c’est une science, c’est un travail.

Ce qui a pu faire croire que les grandes fortunes amènent les grandes misères, c’est qu’elles les font apercevoir davantage, qu’elles les rendent plus saillantes, plus tranchées par le rapprochement et les contrastes. C’est ainsi qu’une chaumière qui paraît propre et commode au milieu d’un désert, semble une masure hideuse à côté d’un palais. Il en est de même du vêtement, de la nourriture : un individu couvert d’une peau grossière, ne vivant que de racines, couchant sur la terre, paraîtra le plus malheureux des hommes à Londres, à Paris ; tandis que dans les forêts du Canada il ne sera que dans la position commune ; personne ne le plaindra, parce que tout le monde sera comme lui.