Page:Boufflers - Journal inédit du second séjour au Sénégal 1786-1787.djvu/30

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suite à la même heure, et moi j’aborde deux ans de suite, à la même époque, au même point de la côte d’Afrique. Au milieu de mes travaux, de mes courses, de mes affaires, de mes détresses, de mes privations, de mes folies, de mes repentirs, ma santé et ma gaieté se soutiennent ; et toi, dans une maison tranquille et agréable, entourée d’amis, de parents, d’enfants, au milieu de tout ce qui peut et doit assurer le repos et le bonheur, tu trouves des inquiétudes qui te minent, des monstres qui te tourmentent et des embarras au-dessus de tes forces. Que ne puis-je, chère enfant, te céder au moins le peu de bonheur qui me suit partout, et ne garder que ce qu’il m’en faut pour vivre jusqu’à ce que je te revoie. Je voudrais qu’on pût tirer des lettres de change sur le ciel comme on en tire sur son banquier ; je te ferais une donation en bonne forme de toute la joie et de tout le plaisir qui doivent me revenir pendant ma vie ; hélas ! il faudrait nous presser pour que tu trouvasses encore quelque chose, car j’aurai bientôt quarante-neuf ans, et par conséquent bientôt cinquante, et alors, ce qu’on peut faire de mieux, c’est de vivre au jour la journée sans penser au passé ni à l’avenir, car le bien passé ne fait plus que du mal, et le mal à venir en fait déjà. La première moitié d’un siècle vaut ordinairement bien peu, si elle ne vaut mieux que la seconde ; elles se ressemblent toutes les deux comme le jour et la nuit. Je pourrais cependant rétablir l’équilibre en me disant que j’ai été aveuglé pendant presque tout ce prétendu jour, et qu’il ne tient qu’à moi pendant la nuit d’être éclairé ; et en effet, si je veux comparer mon sort avant de te connaître à mon sort depuis que je te connais, je puis déjà voir que j’ai été bien