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LA SPÉCIALISATION DES CASTES ET LA GHILDE

pénétrant tout l’état social, réglant les devoirs de tous, foisonnant, agissant partout et à tous les niveaux, gouvernant la vie privée jusque dans ses rouages les plus intimes ? »

Ainsi présenté, l’argument est sujet à caution. Il limite abusivement les attributions des ghildes et rétrécit leur cercle d’action. Les associations « unilatérales », circonscrites à telle ou telle fonction, sont en histoire des phénomènes tardifs et exceptionnels. Pour qu’un groupement partiel ne demande à ses membres qu’une part de leur activité, ne prétende régler qu’un côté de leur vie et les laisse libres en tout le reste, il faut que la société ait atteint un haut degré de complication, et les esprits un haut degré d’abstraction[1]. C’est une des tendances de notre civilisation que de multiplier ces associations unilatérales aux dépens des associations globales ; mais cette tendance est toute récente[2].

En fait, les corporations de notre moyen-âge sont loin d’être des groupements purement économiques. M. Ashley dit en parlant des premières ghildes de commerçants anglais[3] : « Cette confraternité ne ressemblait pas à une société moderne qui viserait quelque avantage matériel particulier, elle pénétrait, pour une grande partie, la vie de chaque jour. » Elle avait le plus souvent sa caisse pour l’assistance mutuelle, sa chapelle aux bas-côtés d’une église, ses fêtes, son culte, sa juridiction. Sa surveillance ne s’exerçait pas seulement sur les qualités des produits, mais sur les mœurs des compagnons. De même, d’après M. Gierke[4], la ghilde allemande est à la fois une société

  1. C’est ce que nous avons essayé de démontrer plus longuement au chapitre III de notre étude sur les Idées égalitaires.
  2. Cf. Gierke, Das Deutsche Genossenchaftsrecht. Prins, l’Organisation de la liberté, Bruxelles, 1895, passim. Lalande, la Dissolution opposée à L’Évolution, Paris, F. Alcan, 1899, ch. v.
  3. Histoire des Doctrines économiques de l’Angleterre (trad. fr.), I, p. 101.
  4. Op. cit., p. 225-230. Cf. Schönberg, Handbuch der politischen Œkonomie, II, p. 484.