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Marx, efface les bornes de son individualité. » Des forces se dégagent, qui naissent de la coopération même ; des valeurs sont créées, dont l’origine est proprement sociale.

Si ces diverses considérations sont exactes, on comprend combien doit sembler paradoxale toute explication purement individualiste de la création des valeurs. Spencer, s’élevant avec force contre toute tentative de « nationalisation », prétend que c’est tout au plus si la collectivité pourrait légitimement revendiquer un droit éminent sur le sol vierge et brut, tel qu’il était avant l’intervention du travail humain, toutes les transformations qu’il a subies, toutes les richesses qu’on en a extraites étant l’œuvre des individus[1]. Mais au contraire on voit combien il est difficile à l’individu de dire : « Cette richesse est mon œuvre. Ceci est à moi ; car ceci vient de moi. » En réalité nos activités sont inextricablement mêlées ; et ce mélange même fait leur fécondité. Nul ne peut se vanter d’avoir forgé seul une valeur quelconque. La société lui fournit le fer et les marteaux, aussi bien qu’elle lui procure les commandes. En face de cet apport social, l’apport individuel est peu de chose, et il est en tous cas bien difficile à discerner. « Si on évalue à 1 000, dit M. Bellamy[2], le produit du travail de chaque homme, il y a 999 parties de ce travail qui sont le résultat de l’héritage social et des circonstances environnantes. » « Rechercher la part du travail individuel dans un produit social, dit M. Vandervelde[3], c’est, « dans la majorité des cas, vouloir retrouver une aiguille dans une meule de foin ».

Quels sentiments éveillent ces constatations ?

C’est d’abord le sentiment de la dette sociale, qui pèse sur tous les individus. Nous ne pouvons façonner un objet

  1. Cit. et discut. par Hobson, loc. cit., p. 141 sqq.
  2. Cité par Kidd, Évol. soc., p. 256.
  3. Op. cit., p. 194.