Page:Boukharine - Lénine marxiste.djvu/22

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nous savons manier à la perfection, lorsque la doctrine n’est pas quelque chose qui nous domine et nous accable.

J’ai exprimé cette idée dans un de mes discours en disant que c’est Lénine qui possédait le marxisme, et non le marxisme qui possédait Lénine. J’ai voulu dire par là qu’un des traits les plus caractéristiques, les plus intéressants de Lénine était de voir le sens pratique de chaque thèse, de chaque construction théorique. Fréquemment, il nous est arrivé de plaisanter la façon trop pratique dont Lénine abordait certaines questions théoriques ; mais, maintenant, après plusieurs années de révolution, nous voyons que nos moqueries se retournent contre nous, nous comprenons qu’elles n’étaient que le résultat de nos anciennes habitudes d’intellectuels, de spécialistes étroits : journalistes, littérateurs ou personnes dont la profession est de s’occuper plus ou moins de théorie. De même que Lénine détestait les procédés rhétoriques et le pédantisme — ce qui nous déplaisait souvent et ce dont il nous raillait — de même il ne supportait pas ce qui est superflu et considérait de façon purement pratique les conceptions et les doctrines théoriques. D’ailleurs, il est clair que, d’après le marxisme, ces dernières ne peuvent avoir qu’un sens pratique. Mais, spécialistes de la théorie jusqu’à un certain point, il nous répugnait de n’envisager que le sens pratique des doctrines et, sous ce rapport. Lénine allait vers l’avenir bien mieux que nous autres, parce que certaines choses qui exerçaient encore de l’attraction sur nous lui étaient étrangères à cause de sa nature. Il me semble que cette compréhension profonde du rôle subalterne de toute construction théorique, si haute qu’elle soit, est un des traits les plus heureux du marxisme de Lénine.

À cela s’ajoute un autre trait intéressant, que nous ne comprendrions jamais sans le précédent : Lénine dépouillait impitoyablement de tout caractère fétichiste[1] les thèses, les dogmes, quels qu’ils fussent. Nous nous étonnions souvent, au début, de l’audace avec laquelle il posait certains problèmes théoriques ou pratiques. Ainsi, à l’époque de la paix de Brest, il disait que l’on peut se servir des armes de n’importe quelle puissance étrangère contre n’importe quelle autre ; cela révoltait notre conscience internationale, mais notre « internationalisme » était fondé sur l’incompréhension théorique de ce que tout avait changé dès le moment où le pouvoir était tombé entre nos mains. Souvenez-vous du mot d’ordre : « Apprenez à faire du commerce », qui mettait à la torture beaucoup d’excellents révolutionnaires, mais qui découlait de tout un enchaînement de conceptions théoriques. Cette audace théorique, liée à l’action, n’est accessible qu’à un homme, théoricien et praticien à la fois, sachant supérieure-

  1. Cf. le chapitre du Capital (livre I) où Marx parle du caractère fétichiste de la marchandise et les longs développements de Lukács à ce sujet dans Histoire et conscience de classe.