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L’AFFAIRE SHAKESPEARE.

c’est une idée qui a de la beauté (c’est pourquoi il m’a toujours paru que c’était un des pires lieux communs que de protester au nom de la poésie contre les « biographes indiscrets » des grands hommes). Mais être plat comme Shakespeare et avoir le génie de Shakespeare, il faut avouer que c’est un cas plus étonnant que celui de Sainte-Beuve. Il y a un certain mystère dans la question shakespearienne : si vous le reconnaissez, c’est assez pour autoriser les recherches des sceptiques. Les stratfordiens ne l’avouent point, et l’on se demande si ce n’est pas pour un motif aussi sentimental que la plupart des raisons de leurs adversaires : l’idée de cette grande erreur de plusieurs siècles leur semble trop romanesque. Ce William Shakespeare qui a toujours été célébré comme l’auteur de cette œuvre prodigieuse ne serait qu’un prête-nom, qu’un homme de paille ? Quelle invraisemblance ! Des choses pareilles ne peuvent arriver… Elles le peuvent. La vie humaine est très souvent invraisemblable (c’est pourquoi les classiques jugeaient qu’elle n’est pas toujours « matière d’art » ). Le romancier qui conterait, en changeant seulement les noms, ce que nous avons vu depuis une vingtaine d’années, l’affaire Crawford ou d’autres, plus récentes, passerait pour un roman-feuilletoniste. Et combien la vie devait être plus « romanesque » encore en un temps où les individus n’étaient pas classés, étiquetés, catalogués sur l’état civil, comme ils le sont à présent ! Qu’un homme ait pu écrire sous le nom de Shakespeare, cela n’étonne que parce qu’il s’agit d’une œuvre géniale ; on ne le trouverait pas très surprenant si