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L’AFFAIRE SHAKESPEARE.

très bien concevoir qu’un grand seigneur de ce temps n’ait pas tenu à ces lauriers décernés par le « vulgaire odieux ». L’état d’homme de lettres, depuis la Renaissance, avait gagné beaucoup dans l’estime publique, mais ce n’est guère que depuis un siècle que le talent d’écrivain peut, dans l’opinion, balancer la naissance : qu’on se rappelle sur quel ton un Saint-Simon, chez nous, parlera encore des écrivains. Vraiment, aux yeux du comte de Derby, ce n’était peut-être pas une notoriété très enviable que celle d’un auteur de drames à succès.

D’autant que, si la mode était alors de faire des livres, elle était de les faire anonymement. Ouvrons une fois de plus la belle Histoire littéraire de M. Jusserand. Elle nous apprend (t. II, p. 236-9) qu’à l’époque de Shakespeare tout le monde écrivait, mais que peu de gens relativement signaient et publiaient. « Produire est une nécessité ; ils ne peuvent s’en empêcher ; ils écrivent pour se soulager l’esprit, sans y attacher d’importance ; ne pas imprimer est une élégance. Les plus grands seigneurs et les plus occupés d’ambition et de graves affaires riment des poésies… Mais ils n’impriment rien… Une renommée discrète leur suffisait… C’était si notoirement une élégance de dédaigner la presse que des écrivains de profession se conformaient à l’usage ou faisaient semblant, et merveilleux est le nombre des publications commençant par l’assurance que l’impression est faite à l’insu de l’auteur. » Il y a ainsi beaucoup de mystère autour des œuvres de Spenser, des sonnets de Sackville et de