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Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/120

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jacques et marie

printemps, comme il avait été convenu, cette bénédiction a été la dernière…

Le reste de l’hiver se passa sans nouvelles inquiétudes, dans un travail sans relâche. Cette activité excessive m’était douce, chaque entreprise accomplie était un pas de fait vers un bonheur. Au mois d’avril, plusieurs maisons étaient terminées et nous pûmes installer nos vieux parents dans la plus spacieuse et la plus commode.

Je commençais à rêver au retour et à m’y préparer insensiblement, quand on vint nous annoncer que les Anglais s’avançaient du côté de la Missaguash pour déloger M. de la Corne, qui occupait la rive opposée à celle où nous venions de nous fixer. Le major Lawrence avait aussi pour mission de nous faire jurer de gré ou de force à l’Angleterre. Cette nouvelle nous fut apportée, le dimanche, à l’heure des vêpres : les troupes anglaises n’avaient plus que six heures de marche pour joindre nos établissements… Tout le monde se sentit frappé comme par une punition du ciel. Nous nous rendîmes en tumulte à l’église pour prier et pour demander les avis de notre missionnaire.

Le Père de Laloutre nous attendait sur le seuil de l’église. Après que nous fûmes tous réunis autour de lui, il nous tint à peu près ce discours : Mes enfants, le moment est venu où Dieu et la France veulent de grands sacrifices : serez-vous assez généreux pour les accomplir ?

— Oui, oui ! répondirent comme un seul homme tous les anciens.

— Eh bien ! voici les Anglais, nos éternels ennemis, nos persécuteurs acharnés ; ils viennent encore réclamer cette terre sur laquelle nous avions cru retrouver l’autorité et la protection de la France, où nous pensions établir en paix nos demeures et nos familles. Ils disent qu’elle est leur conquête, qu’elle leur appartient par les traités ; que nous devons à leur roi notre fidélité et nos hommages, quoique le traité d’Utrecht ne leur ait jamais livré que Port-Royal et son territoire. Ils viennent encore exiger de nous des serments pour un gouvernement qui fait jurer à son souverain et à ses représentants de proscrire, par tous les moyens, le catholicisme, de favoriser et de défendre la religion protestante. Pourrions-nous jamais commettre un pareil acte de lâcheté ; accepter l’opprobre des transfuges et des renégats ; renoncer au titre de Français, appeler la proscription de notre culte, faire de nos enfants des ennemis de la France ?…

— Non, non ! jamais ! s’écrièrent à la fois les hommes, les