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jacques et marie

enfermer, quoiqu’il dût savoir qu’il ne pouvait pas défendre la place ; le feu des batteries fut ouvert, et quelques jours après je vis glisser le pavillon français : notre commandant avait capitulé. J’étais resté avec mes troupes en dehors de l’enceinte fortifiée pour battre la campagne et inquiéter les derrières des assiégeants : aussitôt que je vis tomber notre drapeau et le feu se ralentir, je compris notre malheur et je m’éloignai sans attendre d’ordres supérieurs, sans savoir les conditions de notre honte ; je sentais mon cœur plein de dégoût et de rage. J’avais résolu d’aller prévenir ma famille de cet échec et de pousser ensuite jusqu’au fort de la rivière St. Jean où commandait M. de Boishébert. Mais quelques-uns de mes hommes avaient été blessés, il fallait les porter à travers les bois, tantôt dans des routes escarpées et jamais bien tracées, tantôt dans des savanes boueuses ; puis nous avions les rivières à franchir, et nous manquions d’aliments sains. Toutes ces entraves apportèrent bien du retard dans notre marche ; et les Anglais eurent le temps de pénétrer dans le Coudiac avant nous.

Nous étions arrivés à quelque distance de cette rivière quand nous rencontrâmes plusieurs familles de nos compatriotes ; elles étaient dans un état déplorable, presque sans habillements, manquant à peu près de nourriture ; elles se traînaient à peine et elles essayaient de fuir. Leur épouvante était si grande que lorsqu’elles nous aperçurent elles ne voulurent pas nous reconnaître, et crurent que nous venions pour les massacrer. C’étaient des anciens colons de ce lieu ; je n’en connaissais aucun. Pauvres gens ! ils semblaient croire qu’il n’existait plus d’Acadiens dans le monde… Lorsqu’ils virent qui nous étions, ils s’écrièrent avec désespoir :

— « Ah !… vous venez trop tard !… les Anglais sont passés chez nous !… »

Nous comprîmes que le feu avait dû y passer aussi. C’est en effet ce que nous apprîmes par le récit de ces malheureux.

Aussitôt après la reddition de Beauséjour, Winslow avait détaché quelques troupes et il les avait envoyées par eau dans le Coudiac pour détruire tous les établissements qu’elles rencontreraient sur leur passage. Ces hommes s’y rendirent de nuit, entrèrent dans les maisons, saisirent les habitants au milieu de leur sommeil, les poussèrent dehors et mirent ensuite le feu à leurs demeures. Dans la terreur qui s’empara d’eux, ils se précipitèrent au hazard dans les bois environnants.

Vous comprenez mon angoisse et mon désespoir en entendant raconter ces détails. — Et les Hébert ! m’écriai-je, que sont-ils devenus ?… les connaissiez-vous ? — Les Hébert ! répondit un de