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souvenir d’un peuple dispersé

était peu de chose ; il n’aurait pas pu imposer des serments cruels à une population déjà nombreuse, placée à quelques pas de ses anciens drapeaux ; il n’aurait pu empêcher ces populations de se soustraire à son autorité et d’aller grossir sensiblement les rangs de ses ennemis ; on fut bon et généreux. Mais au temps des Cornwallis, Philips et son roi étaient morts depuis longtemps, bah !… Annapolis était plus fort, appuyé par les établissements de la Nouvelle-Angleterre ; Halifax venait d’être fondé ; on avait mis des garnisons à Passiquid et à Grand-Pré, et une guerre terrible, une guerre de géants, un combat suprême allait s’engager entre deux puissances rivales en Europe, rivales en Asie, rivales en Amérique, rivales partout. Il fallait bien soumettre, à tout prix, ces quelques milliers de cœurs français que l’on avait laissé battre au sein d’un pays anglais.

Il y avait eu duplicité politique à les garder là malgré eux, et ce premier crime, comme tous ceux de ce genre, ne devait avoir pour conséquences qu’une plus grande duplicité et qu’un crime national plus hideux !

Les Acadiens demandèrent si, dans le cas où ils voudraient laisser le pays, on leur permettrait de disposer de leurs propriétés.

On leur répondit que le traité d’Utrecht leur avait accordé deux années pour faire ces dispositions, et que ces deux années étaient depuis longtemps écoulées ; qu’ils ne pouvaient, par conséquent, ni vendre leurs biens, ni partir.

Ils retournèrent alors dans leurs foyers, les uns disposés à confier leur sort au désespoir, les autres à attendre. Pas un n’alla mettre la main sur la Bible pour jurer à l’Angleterre qu’ils lèveraient cette main armée contre la France !


II

Deux familles de Grand-Pré se séparèrent durant ces temps agités ; l’une partit, emportant sa haine pour les persécuteurs ; l’autre resta en gardant toujours fidélité, attendant encore des jours de clémence et de justice, des jours de bonheur et de tranquillité !

Ces séparations étaient devenues fréquentes depuis quelque temps ; mais aucune peut-être n’avait été plus pénible que celle-ci. Les deux familles étaient nombreuses, voisines, également à l’aise,