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jacques et marie

Et Jacques sentait comme un incendie dans ses désirs impatients ; il hâtait le moment du départ ; ses yeux, pour ne pas perdre la minute fortunée où Marie pourrait se montrer à ses croisées, allaient de l’une à l’autre avec une persistance et une activité à briser la plus ferme prunelle. Mais cette tension du nerf optique, joint à l’effet du miroité des carreaux illuminés par le soleil, finit par donner à ses yeux l’illusion de ce qu’il désirait voir : il lui sembla que les fenêtres s’ouvraient les unes après les autres, et que la figure de sa fiancée se montrait à toutes à la fois.

Il était sous l’influence de ce charme trompeur, quand son attention fut attirée du côté de la porte voisine par un dialogue, conduit par deux timbres aigus sur un rhythme de crécelle.

— Tiens, disait le soprano le plus criard, qui n’était autre que la Piecruche, mais regarde donc là-bas, cousine, c’est ben la p’tite Landry que j’voyons venir à travers le pré de son père, avec son Anglais…

— Mais oui, répondait la cousine, ça n’peu t pas en être une autre ; il n’y a que c’te p’tite opulente qui se laisse fréquenter par ce beau coureur de filles.

— Ce n’est pourtant pas elle qui est coupable comme sa mère, qui voudrait faire la grosse dame, et nous passer sur le corps avec c’t’habit rouge-là…

— Pouah ! j’trouvions que la p’tite bellâtre tire ben son épingle du jeu… Toujours qu’il est vrai que ce n’est pas ben choisir son heure pour courailler les champs avec les militaires, pendant que son père et ses frères sont en prison, et que sa folle de mère se chagrine toute seule dans sa maison. Elle doit s’en mordre les pouces, la bonne femme. V’là c’que c’est que d’apprendre tant à lire aux filles ; de leur mettre de l’anglais à la langue… Quand on pense que le vieux LeBlanc a voulu éduquer sa nièce dans ce baringouin-là !… Non, non, tout ça, entends-tu, voisine, c’est bon pour donner de l’orgueil aux filles ; ça leur tue le cœur ; et puis, ça permet à celles qui en ont envie d’agacer les officiers.

— D’où peut-elle venir si matin ? reprit la Piecruche… sa mère qui l’a cherchée une partie de la nuit… elle n’aura pas couché au logis… le beau George lui aura donné le couvert pour la nuit. Elle avait besoin de consolation, sans doute, la pauvrette… Ah ! ils n’iront pas en exil, ceux là ; tu verras qu’ils n’iront pas, les Landry, les LeBlanc : c’est moi qui te l’dit ! Quand on sera partis, ce sera moins honteux de se marier avec un protestant. Mais tiens !… regarde donc, voisine, comme ils se parlent tendrement ; allons