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Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/19

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souvenir d’un peuple dispersé

ambitions du village n’avaient plus de but, car il n’y avait pas d’avocat — ô le beau temps ! Comme son curé, le notaire n’avait pas de plus grand intérêt que de conjoindre les autres. Ainsi, tout contribuait à faire les voies larges et fleuries à ce sacrement des cœurs tendres. Donc pas de longs pourparlers ; pas de ces mystérieuses intrigues ; pas de ces dramatiques alternatives de rires et de larmes qui précèdent et gâtent si souvent les unions de nos jours, et qui fournissent de nombreuses pages aux fictions romanesques ; pas de ces interminables répétitions d’un mot, qui s’affadit à force d’être redit ; pas de ces intarissables protestations de constance éternelle, de passion héroïque ; ce que l’on gaspille, ce qu’on laisse évaporer de ces beaux sentiments ailleurs, avant le mariage, on l’apportait là, en plus, dans la vie d’époux et de mère.

Oh ! nos saintes mères ! combien nous devons admirer et bénir leur héroïque existence ; combien nous devons dépenser avec sagesse et générosité le sang et les forces qu’elles nous ont prodigués avec tant d’amour et de dévouement ! Si jamais rôle de femme a été complètement accompli, c’est le leur ; si jamais quelqu’un a su se donner aux autres, avec joie, abandon et sincérité, dans le silence et l’obscurité du foyer, celles-là l’ont fait plus que toute autre. À peine les fleurs de leurs printemps étaient-elles écloses, qu’elles s’empressaient de les effeuiller sur la tête de leurs enfants. Elles n’avaient qu’une saison, l’automne ; la jeunesse ne leur semblait pas donnée pour jouir et alimenter leurs plaisirs, mais pour la faire couler à flots purs dans la vie d’une nombreuse famille et pour fonder une génération forte.

Mariées à quatorze ans, elles étaient mères à quinze, puis elles l’étaient de nouveau tous les dix-huit mois, jusqu’à l’âge de quarante-cinq ans ! Comptez… je ne mentionne pas les jumeaux. Vous pouvez noter facilement, sans doute, le chiffre des rejetons ; mais vous ne trouverez jamais le nombre des pensées d’amour, des heures sans sommeil, des soins coquets donnés à tous les marmots ; vous n’additionnerez jamais les points d’aiguille, les tours de quenouille, les allées et venues de la navette ; puis les fromages, puis les conserves, puis les produits du jardin, puis les milliers d’autres travaux d’économie domestique, accomplis avec joie pour vêtir et nourrir, pour fêter même cette postérité d’Abraham ! Vous ne compterez jamais, non plus, les services rendus aux voisines, aux filles et aux brus, dans les temps de maladie, ou pour leur faciliter le rude apprentissage du ménage. Ah ! vous, leurs filles, qui, après avoir laissé courir longtemps vos doigts sur des claviers ingrats et vos pieds sur des tapis brûlants, durant les jours et les