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jacques et marie

— Ta pauvre mère, poursuivit Marie, l’as-tu vue aujourd’hui ?

Pierriche fit un signe négatif avec un gros soupir.

— Si tu la vois, ajouta l’ancienne maîtresse, tu lui diras que j’irai la voir demain… qu’elle ne s’occupe nullement des choses de la maison, qu’elle prenne seulement pour elle tout ce qu’elle voudra bien emporter…

En même temps, les deux visiteurs se retirèrent comme après un devoir de civilité. Marie se contenta, en s’éloignant, d’étudier du regard le solage du presbytère, cherchant furtivement un soupirail : mais il n’en existait pas… En constatant le fait en elle-même, on vit qu’elle se faisait violence pour raffermir sa démarche et cacher à son père la défaillance qui la menaçait dans son corps et dans son âme. Elle avait maintenant la certitude que George serait inébranlable dans son injuste refus ; que tous moyens de communiquer avec son fiancé lui étaient ravis ; qu’il mourrait sans qu’elle pût le voir, lui parler… qu’il mourrait avec le reproche et peut-être la malédiction et le mépris sur les lèvres, si Dieu ne venait calmer son désespoir et accomplir un miracle… Et puis, la séparation de son père lui remettait devant les yeux cette hideuse réalité de l’avenir qu’elle avait envisagée un instant avec joie, dans un moment d’exaltation surnaturelle. Le vieillard sentit, au poids inaccoutumé qu’imprimait sur lui le corps si souple et si léger de sa fille et au froid qui gagnait ses mains, qu’elle était frappée au cœur ; il se hâta d’entourer sa taille de son bras, pour la soutenir. Ils arrivaient à la porte de l’église.

— Tu faiblis, mon enfant, je crois ?… dit-il.

— Quand je pense, répondit Marie, toute haletante, en montant les dernières marches, que Jacques est bien revenu et que c’est ainsi que nous allons vers l’église…

— Mais, ma bonne, tu ne pourras pas retourner à la maison seule ; je vais appeler Pierriche… Voilà ces gens qui vont m’entraîner, et tu vas rester…

— Ah ! de grâce t mon père, Pierriche n’est plus à nous ; ne demandez plus rien à son maître ; ne lui donnez pas le méchant plaisir de nous être utile. Qu’il ne voie pas ce moment d’accablement ; il pourrait concevoir de nouvelles espérances, et méditer des desseins plus affreux. Dieu m’aidera ; je vais prier.

— Mais ces soldats ! murmura le père avec effroi.

— Ils ne toucheront pas une fille qui prie dans les bras de son père !

En effet, les sentinelles, qui s’étaient approchées, n’osaient arracher du soin du vieillard cette enfant qui regardait le ciel avec tant