Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/197

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
199
souvenir d’un peuple dispersé

tête. Il se préparait au sommeil, jugeant, au silence plus profond qui régnait depuis quelque temps là-haut, qu’il devait être nuit. Ce piétinement le fit tressaillir.

— Les voilà ! dit-il en formulant sur sa poitrine le signe de la croix. C’est votre heure, ô mon Dieu ! je vous bénis ; aidez-moi seulement à la franchir.

Et, là-dessus, il se leva ; il croyait qu’on venait le chercher pour le conduire au supplice.

La porte s’ouvrit aussitôt, et l’un des gardes lui tendit une petite échelle qu’il escalada péniblement sous le poids de ses chaînes, dans l’épuisement de sa vigueur. Arrivé au degré supérieur, quatre soldats l’environnèrent et lui firent signe de les suivre dans la salle du conseil, qui n’était autre que le salon du vieux curé. En entrant, il vit trois hommes assis devant une table, entre deux lampes ; en reconnaissant celui de droite, il sentit un instant bondir son cœur et une pâleur de cadavre passa sur son visage : c’était George ; ceux du centre et de gauche n’étaient autres que Winslow et Butler. Rendu à deux pas de la table, le commandant donna l’ordre à l’escorte de se ranger de chaque côté de la chambre, laissant leur prisonnier isolé au milieu du parquet.

Un silence général suivit son entrée ; les yeux des juges s’arrêtèrent avec étonnement sur lui. À part Butler, dont l’intelligence grossière ne voyait que du burlesque dans les individualités exceptionnelles qui ne ressemblaient pas à la sienne, et qui fut près d’éclater de son rire insultant en apercevant Jacques, les deux autres toisèrent de la tête aux, pieds avec intérêt, ce personnage auquel son costume, ses longs cheveux, sa barbe, sa taille altière, son expression de sombre énergie et ses chaînes traînantes imprimaient le caractère d’un fantôme d’un autre âge. Il semblait une de ces ombres errantes, victimes de quelques barons félons, qui venaient jadis, durant chaque nuit, traîner leurs fers et montrer leurs figures décharnées dans les donjons déserts de leurs persécuteurs. George, surtout, étudiait avec une curiosité jalouse cet être dont le souvenir était resté si profondément gravé dans le cœur de Marie. Il n’avait fait guère que l’apercevoir le jour de leur rencontre ; mais ici, il lui fut facile d’analyser ses traits en repos. Jacques était découvert ; ses cheveux jetés en arrière tombaient à flots sur ses larges épaules et laissaient son front recevoir librement la lumière des deux lampes. Il ne fallut pas un long examen au lieutenant pour apprécier la beauté réelle du dernier rejeton des Hébert, et ce que révélait de puissance morale cette mâle physionomie ; et, sans concevoir pour lui plus d’estime, il