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Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/219

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souvenir d’un peuple dispersé

de partir pour Halifax, dans le coure de la soirée. Il est vrai qu’après un pareil labeur, ces hommes devaient avoir besoin de repos et de distraction : la veille précédente et le jour qui venait de s’écouler avait été pour eux trop bien remplis, pour qu’ils ne fussent pas harassés dans leur corps et dans leur esprit. Et ils se disaient sans doute, avec satisfaction : — « À d’autres leur part de sueur, d’inquiétudes et d’iniquités ! la nôtre est achevée ! » Les victimes étaient passées à d’autres bourreaux, ils pensaient que leur crime allait aussi passer tout entier à d’autres consciences, parce qu’elles devaient le continuer, et ils se sentaient soulagés d’un poids énorme… L’Acadie était enfin déserte et prête à recevoir une autre race ; de ce moment elle avait perdu son nom en perdant ses premiers habitants. On n’avait plus à craindre cette diabolique engeance, comme on les nommait, ces mauvais sujets qui étonnèrent, quelques mois plus tard, par le spectacle de leurs vertus, de leur patience et de leurs procédés honnêtes, tous ceux qui n’avaient pas intérêt à les calomnier et à les exproprier… Les soldats, après avoir pillé les caves les mieux garnies et mis le feu à toutes les habitations qui ne pouvaient pas être utiles à l’occupation militaire, s’étaient donc retirés dans leurs anciens cantonnements, repus et satisfaits. Ils ne s’arrêtèrent pas même, comme ce tyran de Rome dont ils avaient les instincts, à contempler cette illumination allumée pour le simple plaisir de ravager, puisqu’elle était inutile ; cette vue, à laquelle ils étaient habitués, ne leur donnait plus que de la satiété : ils s’en allèrent dormir. L’incendie ne pouvait les atteindre, non plus que le presbytère et l’église qui se trouvaient à l’écart ; ils s’inquiétaient peu de ses ravages. D’ailleurs, le vent avait été si terrible que toutes ces constructions, pour la plupart en bois, avaient disparu dans l’espace de quelques heures, et, grâce à la pluie, le feu ne pouvait se transporter au-delà de ses foyers. Avant même le milieu de la nuit, on ne voyait déjà plus, sur toute l’étendue que couvrait le petit bourg, qu’une suite de brasiers d’où s’élevaient de vastes tourbillons de fumée et de vapeur.

Ce fut à peu près dans ce moment que quelques hommes firent furtivement leur apparition sur les bords de la rivière, à peu de distance du coteau où fumaient les ruines de la maison de Marie. Ils marchaient avec prudence, rampant sous les rameaux affaissés des saules de la grève, comme des renards qui évitent l’affût. Quand une clairière menaçait de trahir leur démarche, ils la franchissaient, les uns après les autres, ventre à terre.

Il eut été bien difficile, même à quelqu’un sur le qui-vive, de surprendre au passage, dans cet endroit isolé, ces étranges visiteurs ;