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Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/228

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jacques et marie

Le presbytère de Grand-Pré occupait l’angle formé par la rue principale du village et la place de l’église. La petite troupe de Jacques y arriva en longeant la clôture mitoyenne du domaine curial et s’introduisit dans une grange qui, placée en arrière de la maison, touchait par un côté à la place publique. Vis-à-vis de la porte par laquelle ils étaient entrés s’en trouvait une autre qui communiquait avec une petite cour privée et le jardin : de celle-ci l’œil pouvait facilement observer ce qui se passait dans l’intérieur de l’habitation, car les fenêtres nombreuses et peu élevées laissait pénétrer la vue dans presque toutes les principales pièces, et la grange n’en était pas séparée de plus de dix pas.

Dans ce moment, une partie des officiers du corps d’occupation, au nombre de vingt-cinq à trente, se trouvaient réunis autour d’une table qui touchait aux deux extrémités de la salle à manger. Comme plusieurs devaient partir le lendemain matin pour accompagner les proscrits dans les colonies anglaises, ils fraternisaient au moment du départ ; et puis, comme l’avait deviné Jacques, ils fêtaient ensemble l’heureux résultat de leur entreprise, ils couronnaient la tâche accomplie…

Le banquet durait depuis longtemps, la série des services était épuisée ; les waiters assis sur deux lignes vers les confins de la chambre, les mains jointes, le nez au plafond, le cou étranglé dans leurs cravates blanches, attendaient que leurs maîtres eussent roulé sous la table pour aller les imiter sur un théâtre plus obscur, avec les débris de la fête. Il ne restait plus sur la nappe que des bouteilles au corsage varié, et ces petits plats bienfaisants qui servent d’intermèdes aux nombreuses rasades et aux discours stupides que les buveurs officiels savent trouver en l’honneur de toutes les hiérarchies de la puissance et des causes les plus mauvaises : le fromage de Stilton tirait à sa fin, et le céleri, ce légume prédestiné de l’Angleterre, ce favori du potager, qui créerait une révolution sociale dans les Îles Britanniques s’il cessait de se montrer tous les jours à la table, après les friandises les plus exquises ; le céleri était épuisé, signe évident que le dîner comptait déjà un long passé. Le désordre avait succédé à la symétrie ; la désinvolture et le sans gêne remplaçaient la tenue compassée d’une société anglaise formée d’hommes de grades différents et de connaissance récente : on