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Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/242

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jacques et marie

tant chercha partout des issues et se mit à s’engouffrer en rugissant dans la porte, à chasser du côté de George des nuées étincelantes et des faisceaux de dards ardents ; le malheureux sentit la paille s’agiter, se crisper, se roussir sur son visage, puis il entendit un pétillement qui s’étendait comme un cercle sur le plancher, de l’endroit où Jacques avait fait allumer l’amas de foin ; puis il sentit, au frissonnement de la perche sur laquelle il était lié, qu’elle se fendillait, qu’elle éclatait à une de ses extrémités, sous le contact de l’élément terrible… Alors lui vint le vertige de son épouvantable agonie.

Mais dans le même temps, quelques voix se firent entendre près de la porte. C’était Wagontaga qui se plaignait à Jacques de n’avoir trouvé que des chevelures ignobles, que du crin grillé.

— Au moins, disait-il, tu vas me laisser prendre celle de ton lieutenant, pour faire paire avec celle de son frère.

— Ah ! pour celle-là, mon confrère, tu n’y toucheras pas… d’ailleurs, je crois qu’il est trop tard : vois la flamme dans le haut de la porte… Mais cela n’y fait rien, dit-il, après une minute d’hésitation ; il faut le sauver, parce qu’il a du cœur, celui-là.

— Le sauver !… dit en se récriant une autre voix : se brûler pour un Anglais ?…

— Oui, pour un Anglais généreux ; ils sont si rares qu’il faut les ménager…

— Mais c’est impossible !… c’est une fournaise !…

— Eh bien ! j’irai, moi ! s’écria Jacques.

Et en disant ces mots, il s’enfonça dans la masse tourbillonnante de feu et de fumée que vomissait la porte. La flamme, en sentant l’obstacle qui rebroussait vers elle, se replia sur elle-même et voila un instant toute l’ouverture… un instant de silence et d’angoisse terribles pour les compagnons de l’héroïque Acadien… Mais ils le revirent aussitôt percer le rideau brûlant, portant dans ses bras son ennemi à demi mort, encore lié sur sa perche. La flamme sembla se retirer avec respect devant lui, et couronner son front de ses sauvages splendeurs.

En franchissant la porte, Jacques courut avec son fardeau se mettre sous le torrent que l’orage faisait descendre du toit, pour éteindre le feu qui s’attachait déjà aux habits du lieutenant. Quant aux siens, ils étaient intacts ; la pluie dont ils étaient imprégnés les avait rendus incombustibles.

En sentant l’eau ruisseler sur son corps et le contact de l’air pur, George reprit tout-à-fait l’usage de ses sens, pendant que son généreux ennemi tranchait d’un coup de couteau son bâillon et ses entraves.