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jacques et marie

de ses buttes, sous notre fusillade, compacte et solide comme un mur. Sans artillerie, il est impossible de la rompre ; elle porte avec elle l’espérance de Murray. L’on fait avancer au devant un détachement de milice de Montréal pour recevoir le premier choc ; les bataillons anglais tombent dessus, nos hommes résistent, leurs officiers succombent, les premiers rangs sont broyés, d’autres les remplacent et la ligne reste inébranlable : de nouveaux bataillons se ruent sur eux, les chargent à outrance, mais ils ne bronchent pas davantage ; on dirait qu’ils se sont enracinés au sol. Ils ont maintenant un rempart d’Anglais devant eux ; le colonel Réarme, leur commandant, est enseveli dessous : ses soldats lui ont fait cette holocauste terrible ; le champ du combat devient hideux : la neige boit le sang, le sang se mêle à tous les ruisseaux que produit le dégel, il s’étend sur les surfaces glacées ; on dirait que les hommes piétinent dans une grande mare coagulée.

Pendant ce temps-là, le corps de Jacques, joint à quelques détachements de milice canadienne, s’était élancé sur l’artillerie ennemie qui nous causait tant de mal ; troupiers légers, tirailleurs habiles, on les voyait bondir dans les ravins, ramper sur les coteaux, se coucher à la gueule des canons pour laisser passer la mitraille par-dessus leur tête, puis fusiller à bout portant les canonniers sur leurs pièces. Jacques était admirable. C’était un jour comme il lui en fallait un ; il avait enfin un champ de bataille, ce n’était plus un combat isolé dans le secret des forêts. On voyait partout apparaître sa grande taille, on le distinguait à ses coups ; il saisissait les tireurs à la gorge, les écrasait deux par deux, les pourfendait, les foulait à ses pieds et faisait ensuite rouler leurs pièces au bas de leurs affûts. Les Anglais pliaient rien qu’en le voyant paraître ; son passage laissait le vide ; il n’avait plus de chapeau ; ses longs cheveux fouettaient l’espace, sa poitrine était découverte ; elle fumait comme un bûcher humide auquel on vient de mettre le feu ; ses habits volaient en lambeaux ; il y avait du sourire et de la rage sur ses lèvres muettes. Son exemple électrisait ses compagnons sauvages et canadiens : cette troupe se précipitait comme un ouragan. Elle laissa derrière elle les batteries du chemin de St-Jean, complètement muettes. Restaient celles qui battaient la ferme Dumont ; nos milices vont encore les atteindre : un bataillon de grosse infanterie vient se jeter en travers de leur course, mais il ne peut ralentir leur élan ; nos hommes s’ouvrent des trouées dans ses rangs, frappent et culbutent les Anglais sur tous les côtés à la fois, et assaillent de nouveau l’artillerie, toujours avec la même vigueur, toujours avec le même succès.