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souvenir d’un peuple dispersé

tempête, allait bientôt briser et rejeter dans l’ombre du passé avec les choses vieillies et souillées.

Ô vous, bergers courtisans ! qui durant ces jours de deuil, fatigués d’entendre le son des clairons et ces histoires de batailles, qu’on livrait pour quelques arpents de neige, passiez vos heures aux chevets des Phillis et des Chloé, lisant, sous tenture de damas, des idylles à ces bergères poudrées et peu candides inventées dans cette époque d’afféterie !… ô vous tous, petits et grands bénéficiers, abbés mignons et parfumés, à qui l’héritage ou la faveur donnait la robe ; hommes privilégiés qui n’étiez ni prêtres ni citoyens, qui dépensiez alors vos redevances à faire la cour aux Omphale régnantes, afin qu’elles empêchassent le roi de vous demander des sacrifices pour soutenir l’État ébranlé, ah ! vous ne saviez pas, dans votre égoïsme aveugle, ce qui se passait dans le cœur de plusieurs milliers de vos compatriotes d’Amérique, quand on venait leur dire, en leur mettant un fer sur la gorge et une torche au seuil de leur demeure : « Jurez d’être Anglais ! Donnez votre nom, votre parole, votre pensée, votre génie, votre travail, votre postérité à la nation que vous détestez le plus, et qui vous a fait le plus de mal ; jurez d’aimer ce qu’elle aimera et de combattre ceux qu’elle vous désignera, fussent-ils vos frères !… » Non, non, vous n’avez pas pu comprendre cela, car autrement, vous n’auriez pas balancé à jeter aux pieds du trône de ce bon Louis XV cette fraction de vos revenus qu’on vous demandait pour venir à notre secours ; et puis, vous ignoriez ce que deviendraient un jour ces quelques arpents de neige, qui s’étendaient depuis le pôle jusqu’à l’équateur !


VI

Pour Jacques en particulier, l’heure de la capitulation fut poignante ; ce fut une heure d’irrésolution où il dût liver dans son cœur des combats plus désespérés que ceux où il avait déployé toute sa valeur. Sa situation ne lui permettait pas de temporiser ; elle ne lui offrait que deux chemins pour y jeter sa vie : il fallait choisir de suite entre la France ou l’Angleterre ; renoncer à la première, ou abandonner sa famille et Marie qui devaient rester quelque part sur la terre conquise ; et puis, en se donnant au vainqueur, il demeurait encore entre l’incertitude de pouvoir retrouver les objets de ses affections et la nécessité d’un serment abhorré… Il était d’ailleurs accablé par l’insuccès de son dévoue-