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jacques et marie

— Mais c’est pour un Hébert que je sommes allé vous chercher, mon Père, dit le petit guide.

— Comment se nomme-t-il ? dit Jacques, avec inquiétude.

— On l’appelle monsieur Pierre, c’est not’vieux voisin, qui vient de la vieille Cadie.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Jacques, j’arrive donc pour le voir mourir !… il est bien malade, mon enfant ?…

— Bendam, monsieur, j’croyons qu’il est malade d’avoir trop vécu, car il ne m’a pas paru plus faible que de coutume ; mais il est si vieux, si vieux qu’il ne peut pas aller plus loin, quoi ! Ce matin, il a dit comme ça en changeant de visage et en se passant les mains sur les côtés : « Ah ! malheur ! il me semble que ça va finir, ma fille, je me sens faiblir. » Là-dessus sa fille, qui le veille comme son ange gardien, est venu nous demander d’aller chercher not’Père.

— Connais-tu les personnes avec qui il vit habituellement ?…

— Depuis le printemps, il est seul avec cette fille dont je viens de vous parler : durant l’hiver dernier, il y en avait trois autres avec lui, une femme et deux garçons, qu’il appelait tous ses enfants ; mais ce printemps, la femme est morte, et les deux garçons sont partis pour la guerre. Il leur avait dit comme ça, par manière de conseil : « Quand la France est en guerre avec l’Angleterre, les jeunes gens ne doivent pas rester à la maison parmi les femmes et les enfants, comme des peureux. »

— Les deux femmes, dit Jacques, étaient sans doute deux de mes sœurs, devenues veuves, ou les deux belles-sœurs dont les maris ont péri dans la rivière Condiac, en défendant la maison de mon père… Quel âge a celle qui reste, mon garçon ?

— J’connaissions pas ça, monsieur, l’âge des femmes, peut-être vingt-cinq, peut-être trente-cinq.

— As-tu jamais entendu parler dans la famille d’un certain Jacques ?…

— Oh ! oui ! beaucoup, et quand ils en parlent, toute le monde pleure, le père, les filles… Si j’fichions le camp dans l’autre monde, moi, mes sœurs ne se fondraient pas ainsi les yeux en eau. Il paraît que c’était un fier homme ce garçon-là ; le vieux voisin dit que s’il ne s’était pas fait prendre comme une oie, il en aurait tué des Anglais !… il a été fusillé cinq ans trop vite.

— Pauvre père ! s’écria Jacques, qui donc lui aura porté cette triste nouvelle ?… Depuis quand habite-t-il ici ?…

— Depuis cinq ans, à ce que j’ai entendu dire ; car nous ne sommes venus nous-mêmes ici que depuis l’automne dernier.

— Eh bien ! vous le voyez, dit Jacques en prenant avec effusion