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Page:Bourassa - Jacques et Marie, souvenir d'un peuple dispersé, 1866.djvu/291

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souvenir d’un peuple dispersé

— Là où les Anglais ne pourront jamais arriver… à la Louisiane, à l’extrémité de l’Amérique !

— Tous les chemins praticables vous sont fermés, dit Jacques, et l’ennemi n’a permis qu’aux soldats de rentrer en France ; il a contraint tous les habitants à prêter le serment d’allégeance ; votre fils lui-même en a passé par cette condition.

— Jacques ! s’écria le vieillard, en relevant la tête avec la fierté d’un prophète de Michel-Ange Non, il n’a pas fait cela… On vous a trompé, ce n’est pas mon Jacques qui se serait déshonoré par une pareille lâcheté, par un parjure ! Il est jeune, lui, et puis, n’est-il pas soldat ?… libre de sa destinée, il se serait fait Anglais !… non, non, ce n’est pas dans notre sang, ces choses-là !

— C’est avec la rage dans le cœur qu’il y a consenti… On ne lui laissait pas d’autre alternative pour arriver jusqu’à vous…

— Mais il devait savoir que si j’existais encore, ce n’était pas dans un pays soumis aux Anglais qu’il devait me trouver. J’ai sacrifié trois fois mes biens, — et il savait que ces sacrifices m’étaient plus durs que celui que je pourrais faire aujourd’hui ; j’ai brûlé ma demeure, — il en a été le témoin ; j’ai vu trois fois ma famille jetée sur le chemin de la proscription, s’éparpiller, et s’éteindre autour de moi, me laisser seul… avec cet ange ; que Dieu m’a envoyé pour m’accompagner jusqu’au tombeau, et tout cela, pour fuir un joug abominable ! Et lui… il n’a fait que combattre, après tout, il le pouvait, c’était un plaisir… Ah ! sans mes quatre-vingt-dix ans !…

— Votre fils, monsieur, a brûlé avec vous la maison de son père, et, comme vous le lui avez dit, il brûlait alors toutes ses espérances ; il a fui, pour défendre la Nouvelle-France, une terre qui lui offrait toutes les séductions d’une union longtemps désirée ; il a laissé dans les larmes celle à qui il avait promis de revenir après six mois et qui lui a gardé pendant dix ans l’amour le plus constant et le plus dévoué ; il a combattu pendant six ans, sans salaire et presque sans nourriture, courant à tous les dangers, restant sous le drapeau jusqu’à ce qu’il le vît tomber ; et après cet événement, prévoyant que son vieux père, cloué par l’infortune et par l’âge sur le sol conquis, serait encore obligé d’accepter la volonté du conquérant et resterait peut-être sans soutien pour supporter le plus cruel des malheurs, il a songé à venir le soulager. Prévoyant encore, par les indications à peu près certaines qu’il avait reçues, que celle qui avait voulu partager sa mort malgré d’injurieux soupçons conçus contre sa constance, s’était aussi réfugiée dans cette partie du pays la plus rapprochée de la Nouvelle-Angleterre, il venait partager avec elle une infortune que tout son courage n’avait pu conjurer,