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jacques et marie

où les apparitions successives se confondirent dans sa mémoire, sous les voiles magiques du sommeil, et il se trouva insensiblement transporté dans le domaine des songes. Son lit devint un esquif léger dans lequel il vogua doucement sur un lac d’eau de Cologne ; toutes les images du mur se changèrent en nymphes amphibies, avec des ailes de papillons et des queues d’anguilles : Clara, Ketty, Laura sillonnaient ainsi l’onde parfumée, plongées dedans jusqu’au cou, ce qui les habillait un peu plus que leur toilette de portrait ; elles étaient d’ailleurs devenues ridées et incolores, comme les fleurs d’un vieil herbier, et elles allaient à tous les vents, comme un feuillage tombé qui a fini de donner l’ombre et la fraîcheur. D’autres nymphes de la nature des Sylphides, plus gracieuses et plus séduisantes que les premières, vinrent aussi se jouer autour de ses voiles ; elles glissaient à la surface de l’eau, tourbillonnaient dans des rondes échevélées, tendaient vers lui leurs mains pleines de fleurs blanches, comme pour lui offrir des bouquets qu’elles ne laissaient jamais saisir. Après lui avoir fait éprouver un supplice de Tantale, elles s’élancèrent au loin en ricanant à la manière des jeunes filles qu’il avait vu le soir. Au bout de leur course, il sortit de la mer un grand monstre qui les avala. Cette bête hideuse ressemblait tellement à Butler que George lui lança de colère un terrible coup de poing qui vint encore ébranler la cloison du capitaine. Le lieutenant s’éveilla, c’était le matin.

À peine fut-il debout, qu’il alla donner l’ordre de lui faire venir de Boston deux beaux chevaux anglais, et de Liverpool une caisse de dentelles de Valence et de Maline pour confectionner les petits bonnets du pays.

Au déjeûner Butler s’informa, avec sa délicatesse ordinaire, si le diable avait visité cette maison de prêtres damnés, durant la nuit.


IX

En attendant les chevaux et les dentelles, George ne perdit aucune occasion de faire des connaissances à Grand-Pré, et les occasions ne lui firent pas défaut. Comme il parlait le français et qu’il était d’humeur traitable, les gens s’adressaient à lui de préférence dans leurs difficultés avec l’autorité, et à cette époque le gouvernement prenait plaisir à leur en créer de nouvelles tous les jours.

On a vu avec quelle rigueur ils avaient été privés de leur pasteur et de leur église ; quelles entraves on jetait autour d’eux pour