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jacques et marie

et ne firent d autres sensations que celles que produisent d’ordinaire les belles bêtes, ils ne menèrent pas leur maître plus vite sur le chemin du bonheur. Quelque fût la sympathie qui entourait déjà le jeune officier, il était toujours, aux yeux de la population, un Anglais, un compatriote de ses grossiers petits tyrans ; et la personne qui eût osé monter dans sa voiture aurait été chassée du pays comme une fille de mauvais nom. Quant aux dentelles, George ne les sortit pas même de leur caisse lorsqu’elles arrivèrent ; il les fit mettre au grenier, avec cette étiquette : « Marchandises consignées à fausse adresse. » D’ailleurs, il connaissait déjà suffisamment sa nouvelle société pour comprendre que, même dans des circonstances meilleures, le débit de ses petits bonnets aurait été pour lui peu lucratif. Les filles de Grand-Pré n’en étaient pas encore arrivées à se coiffer chez tous les passants, au meilleur marché.

Mais ces mêmes circonstances, qui avaient entravé si fortement les triomphes des chevaux de race et fait échouer la cargaison de valenciennes, servirent autrement la bonne fortune du lieutenant.


X

Un jour qu’il revenait chez lui, il vit quelques-uns de ses soldats qui entraînaient vers le presbytère une pauvre femme toute éplorée. Deux enfants de dix à douze ans s’acharnaient autour des hommes d’armes, comme des jeunes tigres blessés ; ils sanglotaient dans leur colère, s’accrochaient aux habits des Anglais, leur sautaient au visage, les déchiraient de leurs ongles et criaient à moitié suffoqués : — Rendez notre mère ! rendez notre mère ! — Et pendant que la pauvre captive essayait de les calmer, les soldats les repoussaient à grands coups de pied et de crosse de fusil.

En apercevant le lieutenant, les deux petits vinrent se jeter à ses pieds, criant toujours : — Monsieur George ! monsieur George ! pourquoi ces gens-là ont-ils pris notre mère ? Vous êtes bon, vous, vous savez bien qu’elle n’a rien fait de mal !

— Halte là ! fit monsieur George à ses gens ; qui vous a dit d’arrêter cette femme ? Pourquoi la traitez-vous si brutalement ?

— Il paraît que ces vauriens n’ont pas fourni de bois à la garnison : le sergent nous a commandé d’aller en prendre chez eux.

— Vous avait-il dit de prendre aussi la mère et les enfants de la maison pour les brûler ?…