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souvenir d’un peuple dispersé

son carnet ; enfin, il parut se donner beaucoup plus de mouvement qu’il n’en fallait en réalité pour une affaire si simple. Marie riait un peu, en secret, et se permettait méme de badiner avec sa femme de ce qu’elle appelait l’inexpérience prétentieuse du beau monsieur.

Sur ces entrefaites, arriva le père Landry : nouvelle fortune pour notre militaire. Faire la connaissance du papa quand on accomplit si noblement un grand acte de justice pour la fille, cela ne peut être défavorable. Il s’empressa donc de venir au devant du vieillard, pour lui faire ses condoléances sur l’événement pénible de la veille

— Mais, dit celui-ci, quand un malheur est si tôt et surtout si généreusement réparé, on n’a pas le droit de s’en plaindre : les infortunes sans remèdes, les injustices sans compensation sont si communs dans ce monde ! Véritablement, s’il nous reste quelque chose en mémoire de cette triste journée, ce sera surtout le plaisir d’avoir trouvé en vous un cœur équitable et bienveillant.

Et les deux hommes continuèrent ainsi à s’échanger d’honnêtes civilités, qui eurent un effet excellent sur l’un et sur l’autre, après quoi ils parlèrent de choses variées, surtout d’agriculture ; George en ignorait le premier mot. Il se rappelait avoir entendu dire, un jour qu’il s’extasiait devant un incomparable roastbeef, qu’il y avait at home, une race de bœufs extraordinaires, appelée Durham : il s’était aussi aperçu en voyageant qu’on n’avait jamais pu lui servir de mutton-chops comme ceux de son pays ; il en avait demandé dans tous les restaurants de l’Europe. Il dit donc au père Landry que l’Angleterre produisait les plus beaux animaux de la terre, ce qui procura l’occasion au vieux cultivateur de proposer au jeune officier de venir voir ceux de sa petite fille et de faire ensuite une excursion sur la ferme. Celui-ci se prêta volontiers à ce désir. Pendant cette visite, le père ne manquait pas de faire remarquer l’esprit pratique, l’ordre, la propreté et le travail actif de la petite maîtresse, et M. George ne cessait pas d’en être émerveillé, et surtout de le dire.

Il passe bien des instants inaperçus pendant qu’un père enthousiaste de sa progéniture s’entretient de ses perfections avec quelqu’un qui semble y prendre plaisir. Or, comme aucun autre Josué ne s’avisa de fixer le soleil pour donner le temps au vieillard de finir la conversation, midi vint à son heure ordinaire, sans qu’on l’eût prévu. Marie se présenta juste comme sonnait le douzième coup de la vieille horloge, pour prier son père de venir dîner avec elle, ajoutant à son oreille d’inviter lui-même l’étranger.

— Capitaine, dit M. Landry, je ne sais pas comment on fait dans votre pays, mais ici, il est d’usage d’inviter à notre table tous ceux